vendredi 31 décembre 2010

Paul Watzlawick : « La réalité de la réalité - Confusion, désinformation, communication »

Paul Watzlawick : « La réalité de la réalité - Confusion, désinformation, communication »
Edité par le Seuil, Collection Points, Anthropologie Sciences humaines

C’est en rédigeant la note d’introduction au livre précédent « Gouverner par le chaos » que je me suis souvenu avoir lu ce livre de Paul Watzlawick
Je l’ai lu il y a trente ans, preuve que ma réflexion sur ce sujet remonte à loin. C’est en excellent livre, qui m’avait beaucoup impressionné à l’époque. La pensée de Watzlawick a fait son chemin depuis.
Je vous propose de lire l’avant-propos de ce livre en espérant sincèrement que vous aurez envie de lire la suite.

Avant-propos (pages 7 à 9)

Ce livre traite du procès par lequel la communication crée ce que nous appelons réalité. Cette formulation peut de prime abord paraître des plus singulières, car on ne doute pas que la réalité est ce qui est, et la communication une simple manière de l’exprimer ou de l’expliquer.

En fait il n’en est rien. Comme ce livre le montrera, notre idée quotidienne, conventionnelle, de la réalité est une illusion que nous passons une partie substantielle de notre vie à étayer, fut-ce au risque considérable de plier les faits à notre propre définition du réel, au lieu d’adopter la démarche inverse. De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité. En fait ce qui existe, ce ne sont que différentes versions de celle-ci dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes des effets de la communication, non le reflet de vérités objectives et éternelles.

Le rapport étroit entre réalité et communication est une idée relativement neuve. Si les physiciens et les ingénieurs ont depuis longtemps résolu les problèmes liés à la transmission efficace de signaux, si les linguistes ont été durant des siècles engagés dans l’exploration de l’origine et de la structure des langues, si les sémanticiens ont fouillés la signification des signes et des symboles, c’est seulement récemment que la pragmatique de la communication – autrement dit, l’étude des modes de communication par lesquels des individus peuvent en venir à entretenir des rapports délirants, ainsi que des différentes visions du monde qui en résultent – est devenue un terrain de recherches autonome.
Mon intention est de divertir le lecteur en lui proposant sous forme d’anecdotes certaines questions choisies de ce nouveau champ d’investigation scientifique ; des questions qui sont, je l’espère, inhabituelle et intrigantes, et cependant d’une importance immédiate et pratique pour expliquer et l’apparition de différentes conceptions de la réalité et la nature des conflits humains.

Certains des exemples utilisés, qui sont empruntés à la littérature, aux mots d’esprit, aux jeux et aux devinettes, peuvent sembler frivoles mais ne devraient pourtant pas faire oublier le sérieux de la démarche. L’interprétation scientifique dispose de deux méthodes : l’une consiste à développer une théorie pour montrer dans un deuxième temps comment les faits observables la corroborent ; l’autre présente de nombreux exemples tirés de contextes différents, puis entreprend d’en dégager, d’un point de vue pratique, la structure commune et les conclusions qui s’ensuivent. Dans la première méthode, les exemples ont valeur de preuve ; dans la seconde, leur fonction est métaphorique et illustrative : ils sont là pour expliquer quelque chose, pour le transcrire dans un langage plus accessible, mais nécessairement dans le but de prouver quoi que ce soit.

J’ai choisi la seconde approche et à travers elle j’espère permettre au lecteur de s’introduire, pour ainsi dire par la porte de derrière, dans le champ complexe de la formation du réel. Aucune connaissance préalable en la matière n’est nécessaire, aucune théorie ni formule ne sera infligée. Le cas échéant, on trouvera dans la bibliographie toutes références et sources utiles si l’on désire approfondir certaines questions qui retiennent l’intérêt.

Je serais heureux si ce livre pouvait avoir encore une autre utilité. Comme je l’ai déjà dit, la croyance selon laquelle il n’y aurait qu’une seule réalité, soit la façon dont on la voit soi-même, est une illusion dangereuse. Elle devient encore plus dangereuse lorsqu’elle est doublée d’une volonté prosélyte d’éclairer le reste du monde, que ce reste-ci veuille ou non d’une telle lumière. Refuser d’embrasser inconditionnellement une seule définition de la réalité, par exemple une idéologie donnée, oser jeter sur le monde un regard différent, peut alors devenir, à mesure que nous approchons de 1984, un « délit d’opinion » au sens d’Orwell. Je souhaite que ce livre contribue, si peu que ce soit, à prévenir ces formes de violence et à rendre la tâche plus ardue aux violeurs de conscience, laveurs de cerveau et autre milicien évangélistes des temps modernes.

J’ai entretenu un contact direct avec la majeure partie du matériel que je présente ici, que ce soit au cours de ma formation en langues vivantes et en philosophie, pendant des années de pratique de l’enquête criminelle, ou encore tout particulièrement à travers vingt-quatre années de travail en tant que psychothérapeute dont quatorze, jusqu’ici, comme « associé de recherche » au Mental Research Institute de Palo Alto (Californie). D’autres éléments de ce livre reposent sur l’enseignement et les consultations cliniques que j’ai dispensés à l’université de Stanford en tant que maître de conférences en psychiatrie, et sur les conférences que j’ai données dans de nombreuses universités et centre de recherche ou de formation psychiatrique aux Etats-Unis, au Canada, en Amérique Latine et en Europe. Cet essai aborde également un certain nombre de questions dont je n’ai qu’une connaissance théorique et indirecte ; il va de soi que je porte seul la responsabilité d’éventuelles erreurs.


Le livre se compose de trois parties : la première traite de la confusion, c’est-à-dire des brouillages de la communication et des distorsions corollaires qui se produisent involontairement ; la deuxième partie examine le concept quelque peu « exotique » de désinformation, par lequel j’entends les obstacles, impasses et illusions qui peuvent surgir lorsqu’on est volontairement à la recherche d’une information ou qu’au contraire on tente délibérément de la dissimuler ; la troisième est consacrée aux problèmes captivants liés à l’instauration de la communication dans des domaines où elle n’existait pas jusqu’alors, c’est-à-dire la création d’une réalité pouvant être partagée avec profit par des humains et d’autres êtres, à savoir les animaux et les extra-terrestres.

Je vous propose de regarder cette vidéo. Elle est en Allemand, mais elle est sous-titrée :



jeudi 30 décembre 2010

Anonymes : « Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation »

Anonymes : « Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation »

Je suis conscient du fait que ces derniers temps, je propose moins de textes littéraires ou philosophiques et de plus en plus de textes politiques, voire polémiques. Est-ce un signe des temps ? Probablement…

La situation politique se détériore de plus en plus en France, Depuis deux ans, tout semble s’accélérer dangereusement. Comme si des freins avaient lâchés, des freins moraux. La grogne monte dans la population et nos politiques ne semblent pas se rendre compte du fait que la situation pourrait bien leur échapper. 
Le petit livre de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » s’est vendu à 400.000 exemplaires en quelques semaines (j’en ai acheté quatre, un pour moi, les autres pour offrir). Et on parle de cela dans les médias comme d’un simple phénomène éditorial, sans plus évoquer la signification forte d’un tel succès.

La situation se détériore, et parallèlement la parole se libère, tant sur le web et ses blogs, que dans de petites maisons d’éditions qui se mettent à publier de véritables petits brûlots. Pas dans la presse bien sûr, car comme le révèle un des fameux câbles de l’ambassade américaine révélé par wikileaks : "le secteur privé des médias en France – en presse écrite et audiovisuelle – continue d'être dominé par un petit nombre de conglomérats, et les médias français sont plus régulés et soumis aux pressions politiques et commerciales que leurs équivalents américains"
Le même câble explique : "Les grands journalistes sont souvent issus des mêmes écoles élitistes que de nombreux chefs de gouvernement. Ces journalistes considèrent que leur premier devoir n’est pas nécessairement de surveiller le pouvoir en place.  Nombre d’entre eux se considèrent plutôt comme des intellectuels préférant analyser les évènements et influencer les lecteurs plutôt que reporter des faits"
C'est un diplomate américain qui le dit !

Ce livre « Gouverner par le chaos » fait partie de ces livres qui contribuent à alimenter une juste colère. Pour qui connais un peu le sujet, on n’y trouve rien de nouveau, mais il a le mérite de regrouper de nombreux sujets concernant l’ingénierie sociale, dans petit volume et de se lire rapidement (plus rapidement qu’un gros livre de Chomsky par exemple). Il a été écrit lui aussi, par un petit groupe d’anonymes (Comme « L’insurrection qui vient », dont j’ai déjà parlé dans ce blog).

Autant que je me souvienne, il semblerait que le conseiller de Georges Bush, dont parle l’extrait ci-dessous, ait été le « fameux » Karl Rove (l’anecdote est assez connue). Tapez son nom sur Internet, vous ne serez pas déçus par ce que vous lirez sur le quidam !).

L’article de Ron Suskind se trouve ici : http://www.nytimes.com/2004/10/17/magazine/17BUSH.html
Ça vaut le coût de le lire, croyez-moi !


Voici l'extrait de "Gouverner par le chaos", faites-vous une idée...

Le reality-building, pages 64 à 67

Le journaliste politique Ron Suskind rapportait en 2004 la conversation qu’il avait eue un jour avec un conseiller de George W. Bush : « Pendant l’été 2002,  après que j’eus écrit au sujet de l’ancienne directrice de la communication de Bush, KAREN Hughes, j’ai eu une discussion avec un conseiller senior de Bush. Il m’exprima le déplaisir de la Maison-Blanche, puis il me dit quelque chose que je n’ai pas entièrement compris à ce moment là – mais qui, je le crois maintenant, concerne le cœur même de la présidence de Bush. Le conseiller me déclara que les types comme moi étaient « dans ce que nous appelons la communauté fondée sur le réel », qu’il définissait comme les personnes qui « croient que les solutions émergent de l’étude judicieuse de la réalité discernable ».  J’acquiesçais, et murmurai quelque chose sur les principes de la raison et de l’empirisme. Il me coupa net. « Ce n’est plus la façon dont fonctionne le monde désormais », continua-t-il. « Nous sommes désormais un empire, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudierez cette réalité – de manière judicieuse, sans aucun doute – nous agirons à nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pouvez étudier également, et c’est comme ça que les choses se régleront. Nous sommes les acteurs de l’Histoire… et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à tout simplement étudier ce que nous faisons. »

Le malaise provoqué par ces propos vient de ce que l’on assiste à la transgression décomplexée d’un tabou. Quelque chose de sacré se trouve piétiné sous nos yeux. Et en effet, le reality-building n’hésite pas à transgresser la Loi fondamentale de la condition humaine, la Loi ultime de nos vies, c'est-à-dire l’affrontement au réel, le fait qu’il subsiste toujours quelque chose « qui ne se contrôle pas ». Chacun, quelle que soit sa position dans la hiérarchie sociale, doit se soumettre à cet arbitre, à cette autorité fondamentale et fondatrice que, par définition, personne ne contrôle et qui reste donc totalement impartiale et incorruptible. Nous sommes tous égaux face au réel. Or, l’ingénierie sociale vise justement à échapper vise justement à échapper à cette commune condition humaine pour élaborer une forme de vie et de politique inégalitaire, où le sommet de la pyramide se détacherait complètement de la base, où le fantasme du dominant prendrait la place du réel pour devenir la Loi exclusive du dominé. Ce vieux rêve de mettre son propre désir à la place du réel, rêve de pouvoir réaliser tous nos fantasmes, d’abolir toutes les limites et tout ce qui résiste à notre désir, est lui-même un effet de notre condition d’humains, trop humains, pour qui la perception du réel est toujours découplée du réel lui-même. L’Homo sapiens n’est effectivement pas en contact direct avec le réel. Son rapport au réel est toujours médiatisé par une construction perceptive, une représentation, ce que l’on appelle la réalité. Comme la thématisé Alfred Korzybski dans sa sémantique générale, le rapport entre le réel et sa représentation est exactement sur le modèle du territoire et de sa carte. Certes nous vivons dans un territoire réel, mais il faut intérioriser une carte de ce territoire, donc une représentation du réel, pour y survivre. Or, l’arbitraire du signe mis en évidence par Ferdinand de Saussure, le fait que les signes n’aient aucun rapport naturel avec ce qu’ils désignent, oblige à ce que toute construction de sens soit conventionnelle, donc culturelle, historique, relative et négociable. L’humain vit donc dans un paradoxe, avec un pied dans une réalité plastique et constructible, représentation sémantique d’un réel, lui, incontrôlable, immaitrisable et asémantique où il pose l’autre pied.

A défaut de construire directement le réel, on peut donc chercher à s’en approcher de manière asymptomatique en construisant la réalité. Ensuite, le mécanisme très largemen partagé de la prophétie auto-réalisatrice fait le reste : à force d’agir et de penser en fonction d’une certaine image du réel, on en vient à façonner le réel lui-même selon cette image. Ce sont les divers moyens d’y parvenir que la théorie constructiviste a analysés, notamment dans l’ouvrage collectif L'invention de la réalité, de l’école dite de Palo Alto et dont Paul Watzlawick est le membre le plus connu. Du constructivisme ont été tirées de nombreuses applications stratégiques visant à éliminer toute forme de contestation. Ainsi, une technique appliquée dans le milieu de l’entreprise, le « message multiplié », consiste à orchestrer par des mémos internes la circulation d’une même information avec des petites variantes et par des canaux différents pour élaborer un paysage informationnel apparemment décentralisé et non concerté, une réalité ressemblant au réel, mais fondamentalement univoque et consensuelle, d’où le réel a été évacué. A la limite, qu’il y ait désaccord effectif dans le groupe, voire conflit déclaré, passe encore, mais il ne doit en aucun cas être perçu.
D’autres techniques de reality-building reposent sur l’inversion systématique du sens des mots et l’élaboration de syntagmes contradictoires dans les termes, paralysant la réflexion critique. Cette activité de construction linguistique d’une réalité non polémique, réalité purement positive, dont toute négativité a été évacuée, Georges Orwell l’avait, en son temps, baptisée la « novlangue ». Reprenant le témoin, Eric Hazan, dans LQR. La propagande du quotidien, met en évidence les altérations intentionnellement déréalisantes que le pouvoir gestionnaire contemporain fait subir au langage, qui n’ont d’égal que celles analysées par Victor Klemperer dans LTI, la langue du 3ème Reich. Dans le même esprit, Start Ewen rapporte ces conseils de marketing publicitaire ; « pour vendre la culture marchande, il fallait en proposer une vision épurée de toute cause de mécontentement social. […] Helen Woodward, qui faisait autorité en matière de rédaction publicitaire dans les années vingt, disait que pour écrire une annonce efficace le concepteur devait éviter religieusement l’univers de la production. « Quel que soit le produit que vous devez faire valoir » recommandait-elle, « n’allez jamais voir l’endroit où il est fabriqué… Ne regardez jamais travailler les gens… Parce que, voyez-vous, quand vous connaissez la vérité de n’importe quoi, la vérité réelle et profonde, il devient très difficile de composer la prose légère et superficielle qui va faire vendre cette chose là. (Ewen Stuart, op. cit. pages 87-88).

On le voit, le marketing repose souvent sur une bonne dose de double pensée, au sens d’Orwell, c'est-à-dire d’autosuggestion. La suggestion, et surtout l’autosuggestion, d’une réalité fictive qui enchante ce dont on fait la promotion ou qui dénigre exagérément un adversaire, font partie des techniques de propagande de bases communes aux régimes totalitaires et aux écoles de « force de vente ».




P.S. :
Vous pouvez télécharger un texte publié en 2004 par les mêmes "Ingénierie sociale et mondialisation". Sa lecture à la lumière des évènements que nous vivons en ce moment (Nov. 2011), est aussi passionnante qu'édifiante. Voici le lien : http://radicalisme-pop.hautetfort.com/media/00/00/857518271.pdf

Cet autre article du Monde parle du sinistre Karl Rove et évoque également cette "anecdote" : 
http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/09/05/le-retour-de-karl-rove-le-scenariste-par-christian-salmon_1091916_3232.html

Les Désobéissants : "Désobéir à la PUB"

Désobéir à la PUB, par les Désobéissants
Edition : le passager clandestin

Vous pouvez acheter ce brûlant petit livre ici :  http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-Desobeir-.html
Un curieux petit livre d’une soixantaine de pages. La plus grande partie consiste en d’astucieux conseils pour saboter les pubs. Mais son début est plus intéressant pour son argumentaire implacable contre la publicité. Les antipubs ne sont pas les neuneus ratés ou marginaux pour les quels on souhaiterait nous les faire passer. Même si leur combat est voué à l’échec (ils défendent l’esprit critique et la liberté, vous rendez-vous compte ?!) leur discours est cohérent et bien argumenté. Faites-vous une idée en lisant ces deux extraits. Le premier évoque le caractère misogyne et sexiste de la pub (vous aviez remarqué tout de même), et le second aborde le coté psychologique puis surtout politique de la pub.
Ils ont hélas raison lorsque ils disent que la politique utilise les techniques de la publicité pour nous vendre non-plus des idées, mais des « marques politiques », aussi vides de sens que des paquets de lessives. 
Je pense par contre que ce n’est pas nouveau. La naissance de la publicité est en effet contemporaine de celle de la politique moderne, et les techniques de propagandes évoluent conjointement avec les progrès de certaines sciences dites « humaines ». Il suffit pour s’en convaincre de lire Propaganda, le fameux livre d’Edward Bernays publié en 1928…

Page 10 ,

Sur le plan des perceptions, et notamment de l’image de la femme, les ravages de la publicité sont patents. Une portion considérable des publicités recourent à un érotisme sexiste, avec la femme comme prostituée passive attendant de s’offrir au désir du mâle actif et dominateur, pour susciter le manque de l’objet du désir et proposer simultanément sa résolution dans le désir de l’objet. Et d’autres publicités, fort nombreuses également, prétendent vendre à la femme les moyens de la séduction, au service du mâle et dans une course éperdue, mais quotidienne, pour la jeunesse éternelle et le culte de l’apparence. La publicité « participe à la construction d’un érotisme patriarcal où le désir s’attache à un nombre limité de parties du corps des femmes, pas à des personnes, à des objets érotiques, pas à des relations… Les hommes apprennent à voir le corps féminin comme un objet qui s’achète et se consomme, à être attirés par des femmes apparemment disponibles, activement soumises. Les femmes sont portées à vouloir ressembler à ces créatures hautement désirées, et donc à « s’acheter » un corps féminin (en achetant les produits de l’industrie de la mode et de la beauté) qu’elles négocieront sur le marché de la séduction. A travers le publisexisme, on apprend aux hommes à être acheteurs et aux femmes à se vendre.

Page 11,

Sur le plan psychologique, l’agression est manifeste. Sollicitant le concours de sociologues, d’anthropologues, de psychologues, de spécialistes de la communication subliminale, du conditionnement, de la compression du message, d’analystes des inflexions de la voix, d’hypnotechniciens, de psycholinguistes, et même de neurobiologistes, elle se donne pour projet de « sonder, envahir et influencer le subconscient des citoyens-consommateurs, ni plus ni moins ». Elle s’immisce dans nos pensées pour y imprimer des obsessions d’objets, des réflexes animaux, des chansonnettes et des slogans publicitaires, l’illusion d’une identité de marque… Elle manipule notre imaginaire pour l’adapter à l’offre de produits existante, remodelant ainsi nos désirs, nos fantasmes, nos rêves dans le sens d’une plus grande consommation d’objets matériels. Comme le souligne François Brune, on vit le « métro-boulot-dodo en rêvant soleil-vacances-auto » (François Brune, Le Bonheur conforme, Gallimard, 1985, réédité), et cette contradiction nous dévore à petit feu. Elle produit sans cesse du manque, de la frustration, des prescriptions normatives à l’origine d’une angoisse continue de n’être pas comme les autres, faute de tel ou tel objet, mode, loisir ou comportement… Dans le même temps, elle suscite une angoisse inverse, celle d’être au contraire incapable de se distinguer des autres, de sortir de l’anonymat, de la banalité faute de ces mêmes objets, qui sont autant de « distinctions conformistes » proposées aux individus. En résultent une uniformisation générale des comportements, qui se paie pour l’individu du prix d’une dépersonnalisation brutale. La publicité « tue l’humanité en nous, notre capacité à nous donner sans calcul, à vivre sans frustration, à aimer sans angoisse ».

Elle encourage la compétition de tous contre tous, celle que l’on trouve à l’école et sur le marché du travail, renforçant les inégalités sociales entre ceux qui peuvent se conformer au modèle vanté dans les publicités, et ceux qui ne le peuvent pas. Pour ces derniers, les moins argentés des consommateurs, la publicité est une provocation permanente, incitant à consommer au-dessus de ses moyens, jusqu’au surendettement. Comment n’éprouveraient-ils pas un vif sentiment de relégation et d’infériorisation prompt à se changer en violence contre eux-mêmes ou leur environnement immédiat ?

La publicité renforce donc les hiérarchies en place, tout en instaurant le faux rêve d’un accès de tous au bonheur par la consommation. « La publicité, pourvoyeuse des frustrations infinies qui minent à la longue les sentiments confraternels, cette violence joyeuse et salace faite à la philia, à l’amitié sociale, et qui s’immisce à travers nos failles, nos fragilités, nos peurs et nos complexes, notre si délicate quiétude, la publicité, donc, enfonce l’idéal de vie bourgeois dans le crâne des plus vulnérables – les jeunes, les exclus – et, par cette tromperie très perverse, expurge d’eux toute volonté de dissidence (…). La publicité est ainsi l’assurance antirévolutionnaire du libéralisme totalitaire. A la fois formatage et bâillon. Justification de l’élimination des faibles, et camisole sociale étouffant les ardeurs séditieuses. Noyade quotidienne dans l’utopie-là – le bonheur virtuel à portée de bourses -, et naufrage des rebellions et des véhémences dans le « consomme ou crève ».(Vincent Cespedes*).

C’est d’ailleurs à ce niveau de critique plus fondamental que se situe aux yeux des antipub le véritable enjeu de la lutte : la publicité, loin d’être l’outil neutre de la promotion marchande, véhicule une idéologie particulière, celle qui sert de vitrine au capitalisme. « Quand on met tous les messages en perspective, se profile une idéologie, à la fois descriptive et prescriptive, où la jeunesse est sommée de vivre heureuse en consommant. Critiquer le système publicitaire, c’est critiquer l’économie de marché » (François Brune Télérama 9 juin 2004). La publicité agit comme un voile opacifiant qui dissimule, derrière une injonction au plaisir et à la dépense, les conditions sociales de la production et de la consommation : le pillage et le gaspillage des ressources primaires du Sud, les conditions de travail des ouvriers (sous-payés, enfants, esclaves, prisonniers, sans-papiers, en danger, sans droit ?), l’usage polluant de l’objet, les guerres pour l’accaparement de l’énergie fossile, et la fin de vie du produit, lorsqu’il sera devenu un simple déchet. Autant de facteurs intégrés au processus de fabrication mais dissimulés aux yeux du consommateur.

En même temps, elle est le carburant indispensable à la perpétuation du capitalisme, qu’elle a d’ailleurs sauvé, si l’on en croit Naomi Klein, en inventant le branding, la construction identitaire de l’individu par les marques qu’il arbore (Naomi Klein, No Logo La tyrannie des marques, Actes Sud / Babel 2002). En rappelant sans cesse à l’individu que tout s’achète, le bonheur, l’amitié, le sexe, valeurs cardinales des publicités, et que nous n’existons qu’au travers des biens que nous possédons, la publicité vise non seulement la perpétuation du capitalisme, mais plus directement la destruction de notre esprit critique. La contestation est récupérée ou folklorisée, la complexité et la dimension collectives sont abolies, et remplacées par le règne de l’émotion, de l’égoïsme, de la distraction permanente et du paraitre. « Les publicitaires ont un besoin proprement politique que nous n’usions pas de la pensée, la vraie, inachetable, retorse (…) Ils arrivent à leurs fins gentilles d’écervelage »   (Bertrand Poirot-Delpech, le Monde, 4 juillet 1990). On touche ainsi à la dimension la plus pernicieuse de la publicité, véritable entreprise de perversion de la démocratie. « Misanthropie et misologie, haine de l’humain et de la raison : ces deux instincts fascistes motivent intrinsèquement la publicité. Ils en sont l’essence même… » (Vincent Cespedes*). Son coût politique est ainsi terrifiant : les esprits déshabitués à l’exercice de leur pensée critique, et imprégnés des rêves de pacotille de l’idéologie consumériste, sont désormais mûrs pour toutes les manipulations de ceux qui, en politique, sont prêts à récupérer les techniques de la publicité dans le seul but de gagner à tous prix. La compétition électorale est transformée en nouveau marché de la séduction entre « marques » vendues à grand renfort de marketing, de slogans creux et d’opérations de communication en forme de feux de paille. Mangez des pommes !

*Vincent Cespedes, « Antipubs : les raisons du combat » http://www.vincentcespedes.net/fr/articles/antipub-08.php

dimanche 26 décembre 2010

Henry David Thoreau : « Walden ou la vie dans les bois »

Henry David Thoreau : « Walden ou la vie dans les bois »
(Collection L’imaginaire chez Gallimard)

Ce philosophe américain du 19ème siècle, est surtout connu en France pour son traité de la désobéissance civile, publié en 1849, qui avec le discours de la servitude volontaire d'Etienne de la Boétie, est considéré comme un livre fondateur du concept de désobéissance civile.

Henry David Thoreau était un vrai philosophe « à l’antique », dans ce sens qu’il vivait sa philosophie plus qu’il ne l’enseignait. C’est ainsi qu’il fut mis en prison pour avoir refusé de payer ses impôts à l’état américain pour motif que ce dernier pratiquait l’esclavage : « Un après-midi, vers la fin du premier été, en allant au village chercher un soulier chez le savetier, je fus appréhendé et mis en prison, parce que, ainsi que je l’ai raconté ailleurs, je n’avais pas payé l’impôt à, ou reconnu l’autorité de, l’Etat qui achète et vend des hommes, des femmes et des enfants, comme du bétail à la porte de son sénat. » (Walden, page 199).
A son corps défendant, il fut relâché le lendemain, parce que ses amis payèrent pour lui la caution !

L’ouvrage dont j’ai choisi de vous donner quelques extraits ici est très peu connu en France. Il s’agit de « Walden ou la vie dans les bois » publié en 1854 (il avait 37 ans). Walden est le nom de l’étang auprès duquel Thoreau vécu deux ans deux mois et deux jours dans la cabane qu’il avait lui-même construite. Cet étang se trouvait dans les bois appartenant à son ami Ralph Waldo Emerson, poète, philosophe et chef du mouvement transcendantaliste américain.

Avec de tels penseurs, on se prend à rêver d’une Amérique qui aurait pu évoluer autrement. Mais comme le disait Dante : « Si frêle est la chair des mortels, qu’en bas point ne suffit un bon commencement, pour que, de sa naissance, le chêne arrive à produire le gland. »
Pour dire plus simplement (très simplement) : « c’est toujours le pire qui arrive ».
Dans Walden, Thoreau a bien observé comment évoluait négativement la société américaine.
C’est le livre d’un homme seul, mais pas celui d’un misanthrope. C’est aussi le livre d’un amoureux de la nature. Si la lecture de ces extraits vous plait, je vous conseille de l’acheter, et surtout de le lire. Certains passages sonnent étrangement juste, au regard de l’impasse écologique vers laquelle semble se diriger aveuglément notre société.


Page 156 « Solitude »

Cette terre tout entière que nous habitons n’est qu’un point dans l’espace. A quelle distance l’un de l’autre, selon vous, demeurent les deux plus distants habitants de l’étoile là-haut, dont le disque ne peut voir apprécier sa largeur par nos instruments ? Pourquoi me sentirai-je seul ? notre planète n’est-elle pas dans la voie lactée ? Cette question que vous posez là me semble n’être pas la plus importante. Quelle sorte d’espace est celui qui sépare un homme de ses semblables et le rend solitaire ? Je me suis aperçu que nul exercice des jambes ne saurait rapprocher beaucoup deux esprits l’un de l’autre. Près de quoi désirons-nous le plus habiter ? Sûrement pas auprès de beaucoup d’hommes, de la gare, de la poste, du cabaret, du temple, de l’école, de l’épicerie, de Beacon Hill, ou de Five Points, lieux ordinaires d’assemblée, mais près de la source éternelle de notre vie, d’où en notre expérience nous nous sommes aperçus qu’elle jaillissait, comme le saule s’élève près de l’eau et projette ses racines dans cette direction. …
...........
…Nous sommes les sujets d’une expérience qui n’est pas de petit intérêt pour moi. Ne pouvons-nous quelque temps nous passer de la société de nos compères en ces circonstances, - avoir nos propres pensées pour nous tenir compagnie ? Confucius dit avec raison : « La vertu ne reste pas là comme un orphelin abandonné ; il lui faut de toute nécessité des voisins. »
Grâce à la pensée nous pouvons être à coté de nous-mêmes dans un sens absolument sain. Par un effort conscient de l’esprit nous pouvons nous tenir à distance des actions et de leurs conséquences ; sur quoi toutes choses, bonnes ou mauvaises passent près de nous comme un torrent. Nous ne sommes pas tout entiers confondus dans la nature. Je peux être ou le bois flottant du torrent, ou Indra dans le ciel les yeux abaissés dessus. Je peux être touché par une représentation théatrale ; d’autre part je peux ne pas être touché par un événement réel qui parait me concerner beaucoup plus ; Je ne me connais que comme une entité humaine ; la scène, pour ainsi dire, de pensées et passions ; et je suis convaincu d’un certain dédoublement grâce auquel je peux ainsi rester aussi éloigné de moi-même que d’autrui. Quelque opiniâtreté que je mette à mon expérience, je suis conscient de la présence et de la critique d’une partie de moi, que l’on dirait n’être pas une partie de moi, mais un spectateur, qui ne partage aucune expérience et se contente d’en prendre note, et qui n’est pas plus moi qu’il n’est vous. Lorsque la comédie, ce peut être la tragédie de la vie, est terminée, le spectateur passe son chemin. Il s’agissait d’une sorte de fiction, d’un simple travail de l’imagination, autant que sa personne était en jeu. Ce dédoublement peut facilement faire de nous parfois de pauvres voisins, de pauvres amis.
Je trouve salutaire d’être seul la plus grande partie du temps. Etre en compagnie, fût-ce avec la meilleure, est vite fastidieux et dissipant. J’aime à être seul. Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. Nous sommes en général plus isolés lorsque nous sortons pour nous mêler aux hommes que lorsque nous restons au fond de nos appartements. Un homme pensant ou travaillant est toujours seul, qu’il soit où il voudra. La solitude ne se mesure pas aux milles d’étendues qui séparent un homme de ses semblables. L’étudiant réellement appliqué en l’une des ruches serrées de l’université de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert. Le fermier peut travailler seul tout le jour dans le champ ou les bois, à sarcler ou fendre, et ne pas se sentir seul, parce qu’il est occupé, mais lorsqu’il rentre le soir au logis, incapable de rester assis seul dans une pièce, à la meri de ses pensées, il lui faut être là où il peut « voir les gens », et se récréer, selon lui se récompenser de sa journée de solitude ; de là s’étonne-t-il que l’homme d’études puisse passer seul à la maison toute la nuit et la plus grande partie du jour, sans ennuis, ni « papillons noirs » ; il ne se rend pas compte que l’homme d’études, quoique à la maison, est toutefois au travail dans son champs à lui, comme le fermier dans les siens, pour à son tour rechercher la même récréation, la même société que fait l’autre, quoique ce puisse être sous une forme plus condensée.
La société est en général à trop bon compte. Nous nous rencontrons à de très courts intervalles, sans avoir eu le temps d’acquérir de nouvelle valeur l’un pour l’autre. …

Page 192 « Le champs de haricots »

L’ancienne poésie comme l’ancienne mythologie laissent entendre, au moins, que l’agriculture fut jadis un art sacré ; mais la pratique en est par nous poursuivie avec une hâte et une étourderie sacrilèges, notre objet étant simplement de posséder de grandes fermes et de grandes récoltes. Nous n’avons ni fête, ni procession, ni cérémonie, sans excepter nos Concours agricoles et ce qu’on appelle Actions de grâce, par quoi le fermier exprime le sentiment qu’il peut avoir de la sainteté de sa profession, ou s’en voit rappeler l’origine sacrée. C’est la prime et le banquet qui le tentent. Ce n’est pas à Cérès qu’il sacrifie, plus qu’au Jupiter terrien, mais, je crois, à l’infernal Plutus. Grâce à l’avarice et l’égoïsme, et certaine basse habitude, dont aucun de nous n’est affranchi, de considérer le sol surtout comme de la propriété, le paysage se trouve déformé, l’agriculture dégradée avec nous, et le fermier mène la plus abjecte des existences. Il ne connait la nature qu’en voleur. Caton prétend que les profits de l’agriculture sont particulièrement pieux ou justes (maximeque pius quoestus), et selon Varron et les anciens Romains « appelaient la même terre Mère et Cérès, et croyaient que ceux qui la cultivaient, menaient une existence pieuse et utile, qu’ils étaient les seuls survivants de la race du Roi Saturne ».
Nous oublions volontiers que le regard du soleil ne fait point de distinction entre nos champs cultivés et les prairies et forêts. Tous ils reflètent comme ils absorbent ses rayons également, et les premiers ne sont qu’une faible partie du resplendissant tableau qu’il contemple en sa course quotidienne. Pour lui la terre est toute également cultivée comme un jardin. Aussi devrions-nous recevoir le bienfait de sa lumière et de sa chaleur avec une confiance et une magnanimité correspondantes.

Page 200 « Le village »

Et cependant ma maison était plus respectée que si elle eut été entourée d’une file de soldats. Le promeneur fatigué pouvait se reposer et se chauffer près de mon feu, le lettré s’amuser avec les quelques bouquins qui se trouvaient sur ma table, ou le cirieux, en ouvrant la porte de mon placard, voir ce qui restait de mon diner, et quelle perspective j’avais de souper. Or je dois dire que si nombre de gens de toute classe prenaient ce chemin pour venir à l’étang, je ne souffris d’aucune incommodité sérieuse de ce coté-là, et jamais ne m’aperçus de l’absence de rien que d’un petit livre, un volume d’Homère, qui peut-être à tort était doré, et pour ce qui est de lui, j’espère que c’est un soldat de notre camp qui vers ce temps l’a trouvé. Je suis convaincu que si tout le monde devait vivre aussi simplement qu’alors je faisais, le vol et la rapine seraient inconnus. Ceux-ci ne se produisent que dans les communautés où certains possèdent plus qu’il n’est suffisant, pendant que d’autres n’ont pas assez. Les Homères de Pope ne tarderaient pas à se voir convenablement répartis :
"Nec belle fuerunt,
Faginus astabat dum scyphus ante dapes."
"De guerre se sut être,
Tant que seule en honneur fut l’écuelle de hêtre."

« Vous qui gouvernez les affaires publiques, quel besoin d’employer le châtiment ? Aimez la vertu, et le peuple sera vertueux. Les vertus d’un homme supérieur sont comme le vent ; les vertus d’un homme ordinaire sont comme l’herbe ; l’herbe, lorsque le vent passe sur elle, se courbe ».
(Entretiens de Confucius, livre XII, ch.19)




Emmanuel Todd : « Après la démocratie »

Emmanuel Todd : « Après la démocratie »

Ce livre a fait parler de lui, à cause de certains passages critiquant violemment Sarkozy. Mais ça serait stupide de n’en retenir que cela, tellement c’est facile de se moquer de ce pauvre petit homme. Emmanuel Todd est tout de même un de nos meilleurs historiens et son analyse de notre société française repose plus sur un travail de fond (statistiques, etc.) que sur de simples billets d’humeurs ou pamphlets !
J’ai donc lu avec grand plaisir cet ouvrage intelligent qui traite de sujets qui me préoccupent tant.
Je n’ai pu résister au plaisir de vous en communiquer de longs extraits (c’était difficile de choisir). J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais le but est aussi de vous donner envie d’acheter le livre et surtout de le lire ! (Collection folio actuel)
Juste pour le plaisir, nous commencerons avec le fameux passage sur notre pauvre petit homme. Le sérieux suivra ensuite…

Page 17 "Sarkozy"

Pour comprendre la situation nous devons poser une question radicale. Si Sarkozy existe en tant que phénomène social et historique, malgré sa vacuité, sa violence et sa vulgarité, nous devons admettre que l’homme n’est pas parvenu à atteindre le sommet de l’état malgré ses déficiences intellectuelles et morales, mais grâce à elles. C’est sa négativité qui a séduit. Respect des forts, mépris des faibles, amour de l’argent, désir d’inégalité, besoin d’agression, désignation de boucs émissaires dans les banlieues, dans les pays musulmans ou en Afrique noire, vertige narcissique, mise en scène publique de la vie affective, et implicitement, sexuelle : toutes ces dérives travaillent l’ensemble de la société française ; elles ne représentent pas la totalité de la vie sociale mais sa face noire, elles manifestent son état de crise et d’angoisse. Malgré le jugement bienvenu et sévère des élections municipales de 2008, il est trop tôt pour affirmer que ces forces mauvaises seront à coup sûr refoulées et vaincues. Il serait imprudent, après s’être imaginé que Sarkozy résoudrait tous les problèmes, de se figurer que son effacement suffirait à les dissiper. Il serait surtout plus imprudent encore de croire que Sarkozy est fini en tant qu’homme politique parce qu’il est aujourd’hui impopulaire dans les sondages. Si la société française continue de déraper, il peut rebondir, en pire. Il peut même, pour rebondir, aider la société française à déraper. L’une des caractéristiques fondamentales de la période que nous vivons est qu’après n’importe quelle expérience politique malheureuse une autre peut nous attendre, plus désastreuse encore.
Au fond, nous devrions être reconnaissants à Nicolas Sarkozy de son honnêteté et de son naturel, si bien adaptés à la vie politique de notre époque. Parce qu’il a réussi à se faire élire en incarnant et en flattant ce qu’il y a de pire en nous, il oblige à regarder la réalité en face. Notre société est en crise, menacées de tourner mal, dans le sens de l’appauvrissement, de l’inégalité, de la violence, d’une véritable régression culturelle.

Page 58 "Globalisation et mondialisation"

Notre monde est bien sûr en crise, ridicule et inquiétant par bien des aspects. Mais comment refuser de voir les dimensions positives de la transformation actuelle ? L’histoire est contradictoire par nature. Dans les sociétés développées, l’éducation patine, sans régresser, sauf peut-être un temps aux États-Unis. Mais simultanément, une mutation technologique rend les communications plus rapides et la vie objectivement plus intéressante. C’est un monde nouveau qui se constitue. C’est pourquoi les jeunes en cours d’appauvrissement ne peuvent se contenter d’être bêtement désespérés. Ils ont du mal à se loger et à trouver du travail pour un salaire correct, mais Internet, les billets d’avion à bas prix et le téléphone portable définissent quand même un univers élargi par rapport à celui de leurs aînés.
C’est parce que cette contradiction existe qu’il est indispensable de distinguer entre globalisation et mondialisation. La « globalisation », c’est le mécanisme économique et financier aveugle dont nous ressentons désormais les effets négatifs. La « mondialisation », c’est quelque chose de beaucoup plus vaste et diffus, une ouverture mentale des cultures de la planète les unes aux autres, et ce concept devrait garder une connotation positive. Ni la pensée unique ni le national-républicanisme ne font clairement cette distinction.

Page 62 – "Education…"

On peut certes faire une histoire gouvernementale de l’éducation, menant de la loi Guizot de 1833, qui instaura une école primaire par commune, à la loi Berthoin de 1959 qui prolongea la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puis à la réforme Haby de 1975 qui instaura le collège unique. L’examen global des données sur une longue période suggère cependant que s’élever sur le plan éducatif et intellectuel est une tendance naturelle et primordiale de l’individu. Les données recueillies par Maggiolo permettent d’observer une croissance lente et spontanée tout au long du 18ème siècle, menant à une alphabétisation des jeunes hommes presque majoritaire à la veille de la révolution de 1789. Aucune politique nationale n’a mené à ce résultat. La croissance s’accélère au 19ème siècle, particulièrement pour les femmes, dans le contexte d’un début de prise de conscience et d’un début d’action centralisée. Mais le gros du mouvement s’est effectué avant que l’Etat ne légifère. L’instruction obligatoire est décidée par la 3ème République en 1882, à un moment où l’essentiel de l’alphabétisation est déjà réalisé. Au vu des courbes, Guizot, contrairement au légendaire républicain, apparait plus important que Ferry. Il suffit que l’Etat mette un minimum de moyens à la disposition des familles pour que le rythme de progression se précipite. Ce que nous voyons en œuvre, en fondamentalement, une tendance autonome de l’esprit humain. La 3ème République ne fit que mener à son terme un mouvement qui venait non pas du 17ème siècle, mais du Moyen Age. L’invention de l’imprimerie et la réforme protestante donnèrent, à l’échelle européenne, un double coup d’accélérateur.

Page 71 "Stagnation éducative et pessimisme culturel"

Nous devons à ce stade nous poser la question des causes de ces mouvements de hausse, d’accélération, de stagnation, de reprise. Je n’aurais pas la prétention de proposer une interprétation complète de la stagnation actuelle, à peine une hypothèse. Je n’oserais surtout pas dire si elle est temporaire ou définitive. Nous avons observé, dans le passé, des pauses – en Angleterre durant la révolution industrielle, en France durant l’entre-deux-guerre. Le mouvement ascendant a repris sa marche par la suite, et seul un pessimisme de principe pourrait conduire à affirmer que le plafond actuel est définitif.
Un facteur évident de blocage peut être identifié, en France comme aux Etats-Unis, et statistiquement observé dans la période qui a précédé immédiatement l’entrée en stagnation : la télévision. Cette innovation a clos l’âge de Gutenberg, celui de l’imprimerie, et d’une lecture occupant le cœur des loisirs. La télévision ramène tendanciellement l’individu à la culture orale ; elle encourage un rapport passif au divertissement et à la culture. La statistique de diffusion des récepteurs permet d’apporter un début de vérification empirique à l’hypothèse d’un blocage du progrès éducatif par le nouvel instrument audiovisuel. L’entrée en stagnation éducative des Etats-Unis intervient plus tôt non seulement parce qu’ils font la course en tête et qu’ils atteignirent les premiers un plafond supérieur, mais aussi parce que le développement de la télévision y a été plus précoce et massif…
….Rien ne nous autorise cependant à sombrer dans le catastrophisme puisque l’âge de la télévision s’achève. Internet ramène progressivement les jeunes générations à une prédominance de la culture écrite. Les adolescents qui discutent aujourd’hui d’ordinateurs à ordinateurs écrivent vraisemblablement plus, moyennant certes une orthographe simplifiée, que les adoescents lecteurs des années cinquante. Les anxieux de l’orthographe, s’ils veulent se rassurer, n’ont qu’à consulter quelques manuscrites du 17ème siècle pour constater que les fondateurs de notre tradition classique ne se laissaient guère embarrasser par des règles rigides.

Page 106 "De la démocratie à l’oligarchie"

Le narcissisme étant reconnu comme un trait fondamental nous pouvons l’insérer dans une description générale de l’implosion des groupes sociaux à une dérive centripète, conduisant à l’oubli de la collectivité globale et du monde extérieur. Au narcissisme individuel des membres de l’élite répond un narcissisme du groupe de l’élite, reniant ses responsabilités économiques et sociales, méprisant les humbles et enfermé dans une politique économique libre-échangiste, qui dégage des profits pour les riches et implique la stagnation puis la baisse des revenus pour les autres. Mais les couches intermédiaires, les milieux populaires vivent aussi leur vie propre, dans une sorte de séparatisme social généralisé. Les moyens de communication de masse permettent de recréer parfois l’illusion d’une vie collective, le temps d’une Coupe du monde ou d’Europe de football, si l’équipe nationale n’est pas éliminée trop tôt. Une sorte de rituel d’expiation conduit même les catégories supérieures à se passionner comme jamais pour le football, sport populaire à l’origine.
Il serait aussi absurde d’idéaliser le peuple que de prendre les élites au sérieux. Je ne pense pas pour ma part que l’obésité et un taux de cholestérol élevé conduisent au bien être métaphysique. En admettant même que l’individu ancien et sage ait existé, il a disparu du peuple comme des élites, sur le plan physique, comme sur le plan mental. …
… Le succès prodigieux d’un film comme Bienvenu chez les Ch’tis suggère que le mythe d’un peuple dépositaire de valeurs simple et puissantes n’est pas le propre du seul Lasch et de ses lecteurs. Mais la vérité psychologique et sociologique est que le monde populaire, enrichi pendant plusieurs décennies, puis fragilisé et parfois détruit par l’évolution économique, n’a rien à envier à celui des énarques pour ce qui est de la fermeture au monde. Les cadres, au moins, sont insérés dans des réseaux de relations et des activités culturelles dépassant le réseau de parenté. Dans le monde ouvrier, formidablement centré sur la famille, le narcissisme peut aujourd’hui devenir autisme. Décrire le peuple comme merveilleux, après avoir dénoncé les élites comme abjectes, c’est bien sûr faire du « populisme ». C’est aussi ignorer la réalité : le peuple, laissé à lui-même, ne peut que donner une version aggravée des valeurs et du comportement de ses élites. L’idéalisation du peuple n’est au fond qu’une entorse de plus au principe d’égalité des hommes, parce qu’elle accepte, en simulant un retournement, la nouvelle thématique inégalitaire.


Page 229 "Lutte de classes ?"

Les classes sociales, elles, ne peuvent être considérées comme d’ores et déjà globalisées, et nous sommes encore loin de la gouvernance mondiale dont rêvent les antidémocrates radicaux. Mais la délocalisation des mécanismes d »exploitation et d’extraction de la plus-value fait apparaitre des interactions de classes à l’échelle planétaire. La classe capitaliste occidentale a vécu pendant deux décennies les débuts d’un rêve dont on trouve la préfiguration dans le Manifeste du parti communiste : délocaliser son prolétariat, extraire du profit d’une population active située à l’autre bout du monde. Nos classes supérieures ont cependant du mal à affronter une partie de la nouvelle réalité : l’émergence d’un rival dangereux, une classe dirigeante chinoise qui ne se contentera pas du rôle de second violon dans l’exploitation de l’homme par l’homme, mais qui aspire autant que son homologue américaine à l’hégémonie mondiale. De toute façon, l’idéologie nationaliste qui lui sert à contrôler les masses déracinées de la Chine la conduit à adopter une posture agressive sur la scène internationale. La répression du soulèvement tibétain au printemps 2008 a dévoilé au grand jour non seulement l’arrogance du Parti communiste et de la nouvelle bourgeoisie rouge, mais aussi l’hostilité croissante des populations européennes et américaines à un régime libéral-communiste qu’elles perçoivent désormais comme un agent très actif de leur propre oppression économique.
Nous ne sommes qu’au début d’une prise de conscience, mais on sent déjà que le choix de l’ennemi extérieur – sera-t-il musulman ou chinois ? – reflétera des chois économiques et des préférences de classes. Au plus fort de la crise tibétaine, nous avons vu Jean-Pierre Raffarin aller transmettre à la Chine d’en haut les amitiés de la France d’en haut.
L’occidentalisme se présente aujourd’hui comme une doctrine antimusulmane. Le monde musulman n’est cependant pour rien dans nos difficultés économiques ; il est faible, dominé sur le plan géopolitique, incapable même de contrôler ses propres ressources pétrolières. Les partisans de la lutte des classes seront contraints non seulement d’épargner l’Islam, mais aussi d’affronter la question chinoise. La Chine pèse désormais négativement sur notre bien-être. Il faudra avoir le courage d’établir face à elle des barrières protectionnistes et de la contraindre à adopter un mode de développement plus équilibré. Le prix des denrées alimentaires étant durablement orienté à la hausse, la Chine, pour son confort comme pour celui du monde, doit s’intéresser à son agriculture. Elle doit produire pour son marché intérieur, réduire les inégalités et apaiser les tensions sociales. Il faut certes éviter que le conflit économique ne tourne au conflit de type ethno-culturel. Cela ne sera pas facile parce que la globalisation mêle, par nature, interaction économique et interaction ethnique. Mais la Chine a donné naissance à une civilisation admirable que nous devons respecter, sans diaboliser sa population. Son seul tort est d’avoir plus d’un milliard trois cent millions d’habitants, héritage d’une réussite historique exceptionnelle.

Page 259 "Après la démocratie"

Au terme de cet examen des transformations de le société française, nous pouvons évaluer l’ampleur du problème que doivent affronter nos politiques.
Dans le domaine de plus conscient de la vie sociale, la question économique apparait sans issue. Tandis que les élites de la pensée et de l’administration considèrent le libre-échange comme une nécessité, ou même une fatalité, la population le perçoit comme une machine à broyer les emplois, à comprimer les salaires, entrainant l’ensemble de la société dans un processus de régression et de contraction. Le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l’opposition de l’élite et de la masse, que dans la lucidité de la masse et l’aveuglement de l’élite. Les salaires baissent effectivement, et vont continuer de le faire, sous les pressions conjuguées de la Chine, de l’Inde et des autres pays où le coût de la main d’œuvre est très bas.
Une démocratie saine ne peut se passer d’élites. On peut même dire que ce qui sépare la démocratie du populisme, c’est l’acceptation par le peuple de la nécessité d’une élite en laquelle il a confiance. Dans l’histoire des démocraties survient toujours, à un moment décisif, la prise en charge par une partie de l’aristocratie des aspirations de l’ensemble de la population : une sorte de saut de la foi qu’accomplissent conjointement privilégiés et dominés. C’est ce qu’illustrent des personnages comme Périclès à Athènes, ou Washington et Jefferson aux Etats-Unis. En France, il faut évoquer la participation de bien des aristocrates à l’épanouissement des lumières et à l’abolition des privilèges durant la nuit du 4 aout, plutôt que l’acceptation par Tocqueville d’une déjà irrésistible. La grande bourgeoisie laïque, grâce à laquelle s’établit la 3ème République, fut une classe admirable, dont les bibliothèques, quand elles ont survécu, témoignent du très haut niveau de culture.
La révolte des élites (pour reprendre l’expression de Christopher Lasch) marque la fin de cette collaboration. Une rupture coupe les classes supérieures du reste de la société, provoquant l’apparition d’une dérive oligarchique et du populisme.
Il serait vain d’accuser tel ou tel individu : des forces historiques aussi lourdes qu’impersonnelles sont à l’œuvre. Récapitulons. Alors que dans un premier temps l’alphabétisation de masse, par la généralisation de l’instruction primaire, avait homogénéisé la société, la poussée culturelle de l’après-guerre puis son blocage vers 1995 ont séparé les éduqués supérieurs du gros de la population, créant une structure stratifiée au sein de laquelle les couches superposées ne communiquent plus. L’implosion des idéologies religieuses et politiques qui a accompagné ce processus a achevé de fragmenter la société ; chaque métier, chaque ville, chaque individu tend à devenir une bulle isolée, confinée dans ses problèmes, ses plaisirs et ses souffrances. L’establishment politico-médiatique n’est qu’un groupe autiste parmi d’autres, ni meilleur ni pire, simplement plus visible. Il est insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.


Si ces longs extraits vous ont plu, lisez l’ouvrage dans son entier, vous ne serez pas déçu.
Vous trouverez beaucoup de chose sur Emmanuel Todd et son livre sur le web (faites le tri).