mardi 24 août 2010

Alvaro Mutis : Manifeste sur la misère du sport

Alvaro Mutis
"Manifeste sur la misère du sport"



Ce manifeste sur le sport, aussi violent qu'anachronique, a été publié en 2002 dans le courrier international (à l'occasion d'une coupe du monde de vous savez quoi).
J'aurais pu en choisir un autre, plus récent, plus convaincant, plus  teinté de sociologie. Mais celui-ci a retenu mon attention par son coté littéraire, voire même nietzschéen (surtout ne pas prendre au premier degré son apologie des guerriers sanglants d'autrefois!)






L’engouement pour nos contemporains pour les spectacles sportifs me parait tout à fait préoccupant. Nous voici, dérivant, très vite, vers la vie châtrée et aseptisée des stades, respirant déjà, à pleine narines, la touffeur acre des vestiaires.
Le sport est une activité humiliante, qui rend misérable. Le sportif ne prend aucun risque. Il cultive ses muscles et aiguise ses réflexes pour s’exhiber face à une foule souffreteuse, aigrie, aux idées courtes. Le public fait de l’athlète son idole, il lui attribue des vertus qu’il aimerait lui-même posséder, et suppose, derrière les musculatures d’élite, des attributs héroïques qui n’existent pas, et que l’athlète nie lui-même de surcroit. L’athlète est un eunuque que la multitude investit de désirs impossibles et anciens, qui n’ont plus cours depuis longtemps. Aussi, rien d’étonnant à ce que le sport, comme la prostitution et l’alcool, se soit transformé en une véritable industrie aux mains de marchands sans scrupules. Marchands d’athlètes ! Une honte qui nous vient de la Grèce antique. Car ce sont ces athlètes grecs obtus qui, en inventant le logos et ses méthodes de raisonnement encore en vigueur aukourd’hui, ont tari la précieuse source du mystère, le flux naturel et fertile de l’inconscient qui caractérisait les peuples contemporains des Hellènes et ceux qui les ont précédés. Ensuite, ce fut le tour des Romains de s’extasier au cirque, enfermés dans leur monde clos pendant qu’ils envoyaient surveiller la frontière de l’Empire par des soldats de races nouvelles et sanguinaires. Triste époque que celle des athlètes.

Quand un homme a fait de son corps un instrument sûr, harmonieux et puissant, il doit le risquer à chaque pas, et ce pour son plaisir, pour son propre épanouissement, sans témoins ni intrus. D’où l’inestimable prestige du siècle de la Renaissance. L’homme se voulait robuste et agile afin d’être capable de tuer et d’empêcher qu’on le tue ; il préparait son corps pour jouir de la vie dans sa plénitude. Mais quand le Condottière s’est mis à rechercher le public et l’argent, et qu’au lieu de tuer son ennemi il l’a laissé s’enfuir en piteux état, il est juste devenu un petit caïd. Et quand deux caïds, après s’être combattus, se sont embrassés sous les vivats de la foule en délire, on a assisté à la renaissance du sportif, grand symbole de notre époque infâme. 

Ce goût actuel pour le sport n’est même pas le signe de la décadence. C’est l’annonce que notre heure la plus misérable est venue. L’homme des stades, le supporter des athlètes, est capable de toutes les vilenies, de toutes les bassesses. Il y a longtemps qu’il n’est plus un homme. Il a choisi comme source de son enthousiasme une tourbe de pauvres eunuques surentrainés. L’homme des stades a grossi les rangs de la Gestapo – le nazisme était une doctrine de stade -, il travaillait pour le MVD (Ministère de l’intérieur) soviétique, il a lancé la bombe atomique sur Hiroshima, il a dévasté l’Europe au nom de la liberté et aujourd’hui, terrorisé, il fait de commerce au sein des Nations Unies. Chaque jour on nous impose, en guise de doctrine, une nouvelle misère idéologique, fermentée sous les gradins plombés des stades. Et l’épidémie se propage dangereusement : l’être humain voulant participer, de manière collective et frénétique, à un système qui le convie à une sinistre dissolution dans la moiteur des gymnases et lui promet une destruction pleine de gloire.

Les hommes sont aujourd’ui incapables de mourir seuls : voilà ce qui les accables. Ils croient devoir arriver à leur fin en partageant des propositions et des idéaux forgés par les marchands d’athlètes. Non contents de décider de leur mort, ils la dépouillent de toute la sereine beauté qui fut jadis la sienne. Heureux les morts qui, tels les croisés pourrissaient dans leurs armures sous le soleil d’un désert peuplé de lions, le grenadier blessé dont le sang a gelé sur les rives de la Berezina ou le pilote de la Royale Air Force abattu dans la campagne bucolique et seigneuriale de sa patrie, jouissaient du privilège d’être seigneurs et maitres de leur fin. Ce privilège est refusé à leurs frères d’aujourd’hui.

Je dénonce la honte du sport. Je condamne la pantomine dopée des stades. Nous mourrons victimes des magouilles des trafiquants du stérile exercice musculaire. Nous serons tués par un onanisme collectif. Nous laisserons en héritage à nos enfants l’adroite et vile grâce des footballeurs, la hideuse grimace qui colle au visage des coureurs à pied, la malice de ghetto des joueurs de base-ball, la graisse effeminée qui enrobe la taille des nageurs, la fausse furie des boxeurs, la triste agilité des jockeys. Regrettons l’absence lumineuse des guerriers aveugles armés de lances, calmes statues de sang qui perpétuent une mort magnifique. Pleurons pour nos enfants nés dans l’ombre des stades, ces bordels de la gloire.






Alvaro Mutis a aussi écrit ceci : 
« Apprendre, par-dessus tout, à se méfier de la mémoire. Ce que nous croyons évoquer est tout à fait étranger et différent de ce qui nous est vraiment arrivé. Combien de moments pénibles, irritants, ennuyeux, la mémoire nous renvoie-t-elle, des années plus tard, comme des instants de bonheur éclatant. La nostalgie est le mensonge grâce auquel nous nous approchons plus vite de la mort. Vivre sans souvenirs, c’est peut-être là le secret des dieux. »



Si vous partagez le même mépris pour le sport, je vous conseille la lecture de l'ouvrage ci-dessous (c'est un vrai régal) : 

"Divertir pour dominer"


Vous trouverez ici une critique de ce livre, qui en vaut bien une autre.
Et voici le site de l'éditeur : L'échappée


dimanche 15 août 2010

Chahdortt Djavann - De la tolérance

Chahdortt Djavann

"Bas les voiles !" 

Le livre choc de la rentrée littéraire de 2003, paru chez Gallimard.

Chahdortt Djavann est iranienne. Le ton est donné dès les premières lignes : "J'ai porté dix ans le voile. C'était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle."

J’avais mis un signet à la page concernant la tolérance et le respect, la relisant ce soir dans l'idée de la publier sur ce blog, j’ai poursuivi ma lecture, et j’ai trouvé que son avertissement concernant les vrais problèmes prenait tout son sens à la lumière des dérives actuelles du gouvernement…

Je souscris totalement à son interprétation de la tolérance, lisez plutôt :

La tolérance et le respect sont deux mots galvaudés. A force d’entendre dire qu’il faut respecter tout et son contraire, on ne respecte rien ni personne. Comment pratiquer la tolérance sans sombrer dans le relativisme ? Etre tolérant, il me semble, c’est admettre que l’autre peut se tromper et qu’il en a le droit. J’en reviens au sujet brûlant, celui de la religion. Pour moi, aucun livre saint, aucune religion n’est jamais tombé du ciel, aucune parole n’est sacrée et tous les avocats d’Allah ou de Dieu (mollahs, rabbins, curés et autres exégètes autoproclamés de la parole divine) devraient avoir des préoccupations plus directement terrestres. Mais j’admets que les représentants des religions et ceux qui les suivent puissent se tromper et penser le contraire de ce que je pense. Je ne leur demande que la réciproque : qu’ils respectent mon droit à ne pas penser comme eux, à penser faussement, à me tromper selon leurs critères. Ce que je respecte, ce n’est pas la croyance de l’autre, une croyance à laquelle je n’adhère pas, mais son droit à l’avoir, son droit à la liberté. Ce que chacun de nous doit respecter, c’est l’être humain en tant qu’individu libre de penser et de vivre sa vie comme il l’entend, hors de toute contrainte.

De ce point de vue, je trouve inquiétante la tendance du langage politique, sous l’influence d’une sociologie molle, à enfermer les immigrés dans un communautarisme à base religieuse ou ethnique. On dit toujours, par exemple, qu’il y a quatre millions de musulmans en France. Mais une majorité de ces « musulmans », je le répète, se déclarent religieusement indifférents et beaucoup ont quitté leurs pays pour fuir l’islam. Condamnés à mort chez eux, vont-ils se voir assignés au communautarisme religieux et réduits au silence dans les pays démocratiques ?
Le bruit fait autour du voile ne doit pas être un moyen d’éluder les vrais problèmes que sont l’inégalité économique, le logement, la ghettoïsation et l’éducation. Les responsables politiques ne doivent pas renoncer à leurs responsabilités, abandonner les immigrés à eux-même dans des ghettos chaque jour plus éloignés de la société française, laisser se créer, comme en Angleterre ou aux Etats-Unis, des petits tiers-mondes localisés.
Ce que je demande, c’est une attention plus grande aux problèmes rencontrés par les immigrés – attention d’autant plus nécessaire que, semble-t-il, d’ici à quelques années l’Europe aura besoin d’une nouvelle main d’œuvre étrangère. Faute de cette attention, la violence et l’insécurité vont croitre, malgré les dispositifs prévus, l’impunité zéro, le renforcement du service policier et les prisons plus vastes. Un système de répression n’a jamais dissuadé les délinquants ni même servi réellement à réduire la violence ; On le voit bien dans les pays du tiers-monde, où la moindre infraction et la moindre dérive des adolescents et des enfants sont sévèrement punis et où pourtant la violence et l’insécurité font partie intégrante de la société. Faute de cette attention aux vraies raisons de la violence, on verra se développer, subtilement associés et objectivement complice, l’un nourrissant l’autre et réciproquement, le discours islamiste et celui de l’extrême droite. 



Elle avait raison en 2003. Elle a plus que jamais raison en 2010.

Voici mon passage préféré : 

"Mais j’admets que les représentants des religions et ceux qui les suivent puissent se tromper et penser le contraire de ce que je pense. Je ne leur demande que la réciproque : qu’ils respectent mon droit à ne pas penser comme eux, à penser faussement, à me tromper selon leurs critères. Ce que je respecte, ce n’est pas la croyance de l’autre, une croyance à laquelle je n’adhère pas, mais son droit à l’avoir, son droit à la liberté. Ce que chacun de nous doit respecter, c’est l’être humain en tant qu’individu libre de penser et de vivre sa vie comme il l’entend, hors de toute contrainte."