lundi 12 octobre 2009

Nassim Nicholas Taleb : Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible


Nassim Nicholas Taleb (Philosophe du hasard et de l'incertitude et expert en mathématiques financières)
Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres (2008)
Voici un livre passionnant que j’ai lu en 2008. Publié en Anglais en 2007, l’auteur y prédit la crise financière de 2008 avec lucidité et intelligence. Mais il parle aussi de bien d'autres choses, comme des Cygnes Noirs. C'est ainsi qu'il appelle les événements imprévisibles...
Je vous engage à lire ce bel ouvrage.



Comment résister au plaisir de recueillir ici ces quelques extraits ?

Prologue, Platon et le polard (p.19)
Ce que j’appelle « platonicité », en référence aux idées (et à la personnalité) du philosophe Platon, c’est notre tendance à confondre la carte et le territoire, à nous concentrer sur des « formes » pures et clairement définies – qu’il s’agisse d’objets tels que les triangles ou de notions sociales comme les utopies (sociétés fondées en fonction de quelque plan de ce qui « a un sens », et même de nationalités. Lorsque ces idées et ces constructions mentales claires et nettes peuplent notre esprit, nous les privilégions par rapport à d’autres objets moins élégants, ceux dont la structure est plus désordonnée et moins souple (idée que je développerai tout au long de cet ouvrage).
La Platonicité est ce qui nous fait croire que nous comprenons plus de choses que ça n’est réellement le cas. Mais cela ne se produit pas partout. Je ne suis pas en train de dire que les formes platoniques n’existent pas. Les modèles et les constructions, ces cartes intellectuelles de la réalité, ne sont pas toujours erronées ; ils ne le sont que dans certaines applications. La difficulté réside en cela que a) l’on ne sait pas à l’avance (mais seulement après que le fait se soit produit) à quel endroit la carte est erronée, et que b) les erreurs peuvent être lourdes de conséquences. Ces modèles sont comparables à des médicaments potentiellement efficaces qui auraient des effets secondaires aléatoires mais très graves.
La fracture platonique est la frontière explosive où la tournure d’esprit platonique entre en contact avec le désordre de la réalité, où le fossé entre ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir se creuse dangereusement. Et c’est là que naît le Cygne Noir.


Chapitre 8
Le problème de Diagoras, (p.145)
Une autre erreur dans la façon dont nous comprenons les événements réside dans le problème de Diagoras. L’histoire nous cache à la fois les Cygnes Noirs et la capacité de les générer.
Histoires des dévots qui s’étaient noyés
Il y a plus de deux mille ans, l’orateur romain, auteur de belles lettres, penseurs, stoïcien, politicien manipulateur et gentilhomme (généralement) vertueux Marcus Tullius Cicéron raconta l’histoire suivante. On montra à un certain Diagoras, un athée, des tablettes peintes représentant des dévots qui avaient prié et survécu à un naufrage qui leur était arrivé ensuite. Sous-entendu : prier protège de la noyade. Diagoras demanda alors : « Où sont les portraits de ceux qui avaient prié et qui sont morts ? »
Parce qu’ils étaient morts, précisément, ces dévots-là auraient été bien en peine de promouvoir leur expérience depuis les fonds sous-marins. Cette histoire pourrait inciter un observateur lambda à croire aux miracles.
Voilà ce que nous appelons le problème de Diagoras ». L’idée est simple, et néanmoins puissante et universelle. Alors que la plupart des penseurs tentent d’éclipser ceux qui les ont précédés, Cicéron éclipse tous les penseurs empiriques, ou presque, qui lui ont succédé, jusqu’à une période très récente.
Plus tard, mon superhéros, l’essayiste Michel de Montaigne, ainsi que l’empiriste Francis Bacon, firent référence à cette idée dans leurs œuvres respectives en l’appliquant à la formulation des croyances erronées. « Il en va ainsi de toute superstition, qu’il s’agisse de l’astrologie, des rêves, des mauvais présages, des jugements divins, et ainsi de suite », écrivait Bacon dans son Novum Organum. Naturellement, le problème est qu’à moins de nous être enfoncé dans le crane de manière systématique ou d’être intégrées à notre mode de pensée, ces grandes observations s’effacent rapidement de notre mémoire.
Le problème de Diagoras concerne tout ce qui est lié à la notion d’histoire. Par « histoire », je n’entends pas seulement ces ouvrages érudits-mais-assomants que l’on trouve au rayon concerné des librairies (avec des couvertures ornées d’un tableau de la Renaissance pour attirer les clients). L’histoire, je le répète, c’est toute une succession d’événements vus avec l’effet de la postérité.
Ce biais s’étend à l’attribution de causes au succès des idées et des religions, à l’illusion de la compétence dans nombre de professions, au succès d’activités artistiques, au débat sur l’inné et l’acquis, aux erreurs commises dans l’utilisation de preuves devant un tribunal, aux illusions sur la « logique » de l’histoire – et bien sûr, et avec le plus d’acuité, à notre perception de la nature des événements extrêmes.


L’erreur de narration
Un peu plus de dopamine (p.105)
Outre l’histoire de l’interprète cerveau gauche, nous avons d’autres preuves physiologiques de cette quête de formes ancrées en nous ; ce, parce qu’aujourd’hui, nous connaissons mieux le rôle des neurotransmetteurs, ces substances biochimiques qui transmettent les signaux à des endroits différents du cerveau. Il apparait que la perception des formes augmente avec la concentration de la dopamine chimique dans le cerveau. En outre, la dopamine régule l’humeur et fournit au cerveau un système de gratification interne (sans surprise, on la trouve en concentrations légèrement plus élevées dans l’hémisphère gauche que dans l’hémisphère droit des droitiers). Il s’avère qu’une concentration plus élevée de dopamine diminue le scepticisme et accroît la propension à détecter les formes ; une piqure de L-Dopa, substance utilisée pour traiter les patients atteints de la maladie de Parkinson, semble augmenter ces tendances et diminuer la suspension de la croyance. La personne devient alors sujette à toutes sortes de tocades telles que l’astrologie, les superstitions, l’économie et la lecture du tarot.
Une fois encore, je précise au lecteur que je ne me focalise pas sur la dopamine en tant que raison de notre surinterprétation ; je cherche plutôt à montrer qu’il existe une corrélation physique et neurale à cette opération et que notre esprit est en grande partie victime de notre incarnation physique. A moins de parvenir à tromper la vigilance du corps, notre esprit est pareil à un détenu, captif de notre biologie ; c’est noter manque de contrôle sur ces déductions que je souligne. Demain, quelqu’un peut découvrir un autre fondement organique ou chimique à notre perception des formes, ou contrer ce que j’ai dit de l’interprète cerveau gauche en montrant le rôle joué par une structure plus complexe ; mais cela n’annulerait pas l’idée que la perception de la causation a un fondement biologique.


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