dimanche 11 octobre 2009

Jean-Pierre Changeux : L’homme neuronal


Jean-Pierre Changeux : L’homme neuronal (collection Pluriel)
Ce livre est paru en 1983.


La découverte des neurosciences fut un véritable choc pour moi. Difficile de continuer à « penser en rond » la philosophie ou la psychologie après avoir lu ce formidable livre !
Je ne pouvais donc faire autrement que d’en rapporter ici deux extraits que je n’ai pas choisis au hasard. Ils ne sont pas très faciles à lire, mais ils donnent un bon aperçu du contenu savant de ce livre.
Le dernier livre de Jean-Pierre Changeux, « Du Vrai, du Beau, du Bien » est paru en novembre 2008. (Je viens de l’offrir à mon ami Laurent pour son anniversaire). Je ne peux que vous conseiller sa lecture. Vous en trouverez une brillante critique par le lien situé à la fin de second extrait.

Voir les objets mentaux (p.202 à 204)

Les émotions se propagent d’un individu à l’autre par les mouvements du visage ou par des attitudes corporelles. Le contenu conceptuel ou imagé de cette communication reste néanmoins limité. Il n’existe pas de « télé-vision » entre individus qui renverrait directement les images mentales ou concepts d’un cerveau à l’autre. La transmission des objets mentaux passe le plus souvent par la symbolique des signes du langage, système de codage lourd et encombrant qui véhicule tant bien que mal le « langage de la pensée ».
L’organisation du cortex reflète cette difficile tâche de communiquer les objets mentaux d’un individu à l’autre avec les moyens dont ils disposent : bouche, oreilles, mains, yeux. Nous savons déjà que l’hémisphère gauche contient les représentations du langage parlé (chapitre V), mais comme l’écrivait Jackson dès 1868, « les deux cerveaux ne peuvent pas être simplement en double ». Les patients ayant une aphasie de Broca chantent parfaitement bien, mais des lésions de l’hémisphère droit ont été décrites chez des musiciens professionnels qui entrainent une perte de l’aptitude à percevoir et produire de la musique. Les lésions du même hémisphère s’accompagnent aussi de déficits majeurs dans la performance des tests d’imagerie mentale tels que ceux décrits au début de ce chapitre.
La spécialisation de chaque hémisphère dans des tâches de communications différentes est également illustrée par les célèbres recherches de Sperry sur des sujets ayant subi une section du faisceau de fibres ou corps calleux qui réunit les deux hémisphères. Après l’opération, chacun des deux hémisphères reste réuni aux organes des sens, mais, du fait du croisement des nerfs optiques, l’hémisphère droit « verra » avec l’œil gauche et l’hémisphère gauche avec l’œil droit. On pourra donc communiquer séparément avec chaque hémisphère. Sperry demande à N.G., mère de famille californienne, de lui parler de ce qu’elle voit sur un écran divisé verticalement en deux et sur lequel on projette des images différentes à droite et à gauche. Il lui demande de fixer un point situé au centre de l’écran, puis l’image d’une tasse de thé lui est présentée à droite ; elle répond : « j’ai vu une tasse ». Une cuiller apparait ensuite sur l’écran à gauche. On lui demande ce qu’elle a vu : « rien », dit-elle. Cependant, avec sa main gauche, elle choisit une cuiller parmi d’autres ustensiles pour désigner ce qu’elle a vu. On lui demande alors de désigner verbalement ce qu’elle tient : « un crayon », dit-elle. Le dialogue se poursuit. Une photographie de femme nue lui est maintenant présentée à gauche. Elle rougit un peu, puis se met à rire en cachant sa bouche. « Qu’avez-vous vu ? » demande Sperry. « Un éclair de lumière », répond-elle. « Alors pourquoi riez-vous ? » - Ah, Docteur, vous avez une de ces machines !... La patiente est capable de nommer verbalement un objet comme la tasse, présentée sur l’hémisphère gauche, (par le canal de l’œil droit) ; elle ne peut le faire pour l’image qui accède seulement à l’hémisphère droit. Cependant elle reconnait la cuiller et réagit par un changement apparent d’état émotionnel à la photo de nu féminin. L’hémisphère droit analyse et produit préférentiellement des images, alors que l’hémisphère gauche se spécialise dans des opérations à la fois verbales et « abstraites ».
Revenons aux considérations théoriques présentées en début de chapitre. Ces résultats suggèrent que les objets mentaux à composante réaliste, comme des images, mobilisent de préférence des neurones de l’hémisphère droit, tandis que ceux à contenu plus verbal ou abstrait, les concepts, recrutent plutôt des neurones de l’hémisphère gauche. Il ne s’agit cependant que d’un « dosage », car chacun des deux hémisphères possède des aires sensorielles fonctionnelles (par exemple, les aires visuelles des deux hémisphères contribuent à la fois à la vision d’un objet dans l’espace et à la formation d’un concept spatial). Les assemblées coopératives de neurones doivent donc chevaucher sur chacun des deux hémisphères : elles en ont la possibilité par le canal de 200 millions de fibres du corps calleux. L’incessant va-et-vient percept-concept correspondra alors à l’oscillation de la balance droite-gauche. Ce recrutement de masses de neurones actifs s’accompagnera, pour la « logique » des enchainements et pour leur charge émotionnelle, de « mouvements » dans une autre direction : par la mise à contribution des lobes frontaux, les assemblées de neurones actifs évolueront alternativement d’avant en arrière.
Ces mouvements d’activités d’ensembles importants de neurones ne sont pas purement « imaginaires » ! Des progrès récents de la technique d’exploration cérébrale, aux conséquences encore incalculables, permettent déjà de les voir à travers la paroi du crâne.

Anthropogénie
Le « phénomène humain » reconsidéré (p.330 et 331)

Avec le progrès des connaissances en neurobiologie, en génétique moléculaire et en paléontologie, les dimensions du « phénomène humain » perdent leur caractère de prodige. De la souris à l’homme, le cortex cérébral se compose des mêmes catégories cellulaires, des mêmes circuits élémentaires (chapitre II). La surface du cortex progressivement s’accroit et, avec elle, le nombre de cellules nerveuses et de leurs connexions. Bien entendu, entrées et sorties du cortex suivent cette évolution, de même que les échangent entre les diverses parcelles de territoire cortical. Cette continuité de l’évolution anatomique de l’encéphale s’accompagne d’une au moins égale continuité dans l’évolution du génome. Celui-ci varie même beaucoup moins que celui-là. Le paradoxe d’un accroissement de complexité cérébrale à stock de gènes constant trouve enfin un début d’explication.
D’une part, des mutations ou remaniements chromosomiques discrets portant sur des gènes de communication embryonnaire peuvent rendre compte simplement de l’accroissement du nombre de neurones corticaux, de la poussée de branches additionnelles axonales et dendritiques. L’intervention d’une épigénèse active par stabilisation sélective introduit une diversité nouvelle dans une organisation qui, sans cela, deviendrait redondante. Une ouverture sur le monde extérieur compense le relâchement d’un déterminisme purement interne. L’interaction avec l’environnement contribue désormais au déploiement d’une organisation neurale toujours plus complexe en dépit d’une mince évolution du patrimoine génétique. Cette structuration sélective de l’encéphale par l’environnement se renouvelle à chaque génération. Elle s’effectue dans des délais exceptionnellement brefs par rapport aux temps géologiques au cours desquels le génome évolue. L’épigénèse par stabilisation sélective économise du temps. Le darwinisme des synapses prend le relais du darwinisme des gènes.
Les mécanismes génétiques qui sont intervenus dans cette « poussée évolutive » resteront vraisemblablement longtemps hors d’atteinte. Les transitions des pré-Australopithèques aux Australopithèques, de ceux-ci aux premiers Homo habilis, se sont-elles produites dans le temps, de manière abrupte ou « ponctuées » ? Au contraire, des passages graduels avec hybridation féconde entre groupes génétiquement hétérogènes ont-ils eu lieu entre Homo erectus et Homo sapiens ou entre l’homme de Neandertal et l’homme moderne ? On aimerait disposer d’une réponse précise. L’aura-t-on jamais ?
Une des plus-values de la divergence évolutive qui mène à l’Homo sapiens est, bien entendu, l’élargissement des capacités d’adaptation de l’encéphale à son environnement, accompagné d’un manifeste accroissement des performances à engendrer des objets mentaux et à les recombiner. La pensée se développe, la communication entre individus s’enrichit. Le lien social s’intensifie et, pendant la période qui suit la naissance, marque le cerveau de chaque sujet d’une empreinte originale et largement indélébile. A la « différence » des gènes se superpose une variabilité individuelle – épigénétique – de l’organisation des neurones et de leurs synapses. La « singularité » des neurones recoupe l’hétérogénéité des gènes et marque chaque encéphale humain des traits propres à l’environnement particulier dans lequel il s’est développé.


Par le lien suivant, vous trouverez une intéressante critique de dernier livre de Jean Pierre Changeux, « Du Vrai, du Beau, du Bien » : http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2009/01/pour-une-critiq.html

Attention ! Ne jamais laisser passer un mot que l’on ne connait pas ! Si le cas se présente, vite un dictionnaire ! ou bien Google !
Voici 2 exemples :

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