lundi 26 octobre 2009

Comité invisible : L'insurrection qui vient...

(Editions La fabrique)

Un étrange petit livre écrit par des ''anonymes'' qui se sont fait appeler :"Le comité invisible".

Il a été jugé dangereux par notre ''gouvernement''...

J'ai été surpris de constater que j'étais d'accord avec bon nombre de choses qui y sont décrites. Je ne partage cependant pas totalement sa conclusion (l'insurrection), car j' y décèle plus de ressentiment (synonyme pour moi de faiblesse) que de vraie rébellion.

Je redoute cependant qu'un jour, ce petit livre ne devienne vraiment dangereux entre les mains de jeunes désespérés. Et il y a de plus en plus de jeunes désespérés...

En voici un extrait plutôt édifiant :

Comité invisible : L'insurrection qui vient

Premier cercle, pages 16 à 18.

Il y a un vertige à voir trôner sur un gratte ciel de Shanghai le « I AM WHAT I AM » de Reebok. L'Occident avance partout, comme son cheval de Troie favori, cette tuante antinomie ente le moi et le monde, l'individu et le groupe, entre attachement et liberté. La liberté n'est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s'y mouvoir, à les établir ou à les trancher.

...

« I AM WHAT I AM », donc, non un simple mensonge, une simple campagne de publicité, mais une campagne militaire, un cri de guerre dirigé contre tout ce qu'il y a entre les êtres, contre tout ce qui circule indistinctement, tout ce qui fait obstacle à la parfaite désolation, contre tout ce qui fait que nous existons et que le monde n'a pas partout l'aspect d'une autoroute, d'un parc d'attraction ou d'une ville nouvelle : ennui pur, sans passion et bien ordonné, espace vide, glacé, où ne transitent plus que des corps immatriculés, des molécules automobiles et des marchandises idéales.

La France n'est pas le paradis des anxiolytiques, le paradis des antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion européen de la productivité horaire. La maladie, la fatigue, la dépression, peuvent être prises comme les symptômes individuels de ce dont il faut guérir. Elles travaillent alors au maintien de l'ordre existant, à mon ajustement docile à des normes débiles, à la modernisation de mes béquilles. Elles recouvrent la sélection en moi des penchants opportuns, conformes, productifs, et de ceux dont il va falloir faire gentiment le deuil. « Il faut savoir changer, tu sais. » Mais, prises comme faits, mes défaillances peuvent aussi amener au démantèlement de l'hypothèse du Moi. Elles deviennent alors actes de résistance dans la guerre en cours. Elles deviennent rébellion et centre d'énergie contre tout ce qui conspire à nous normaliser, à nous amputer. Le Moi n'est pas ce qui chez nous est en crise, mais la forme que l'on cherche à nous imprimer. On veut faire de nous des Moi bien délimités, bien séparés, classables et recensables par qualités, bref : contrôlables, quand nous sommes créatures parmi les créatures, singularités parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde. Contrairement à ce que l'on nous répète depuis l'enfance, l'intelligence, ce n'est pas de savoir s'adapter – ou si c'est une intelligence, c'est celle des esclaves. Notre inadaptation, notre fatigue ne sont des problèmes que du point de vue de ce qui veut nous soumettre. Elles indiquent plutôt un point de départ, un point de jonction pour des complicités inédites. Elles font voir un paysage autrement plus délabré, mais infiniment plus partageable que toutes les fantasmagories que cette société entretient sur notre compte.

Nous ne sommes pas déprimés, nous sommes en grève. Pour qui refuse de se gérer, la « dépression » n'est pas un état, mais un passage, un au revoir, un pas de côté vers une désaffiliation politique. A partir de là, il n'y a pas de conciliation autre que médicamenteuse, et policière. C'est bien pour cela que cette société ne craint pas d'imposer la Ritaline à ses enfants trop vivants, tresse à tout va des longes de dépendances pharmaceutiques et prétend détecter des trois ans les « troubles du comportement ». Parce que c'est l'hypothèse du Moi qui partout se fissure.

lundi 12 octobre 2009

Nassim Nicholas Taleb : Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible


Nassim Nicholas Taleb (Philosophe du hasard et de l'incertitude et expert en mathématiques financières)
Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres (2008)
Voici un livre passionnant que j’ai lu en 2008. Publié en Anglais en 2007, l’auteur y prédit la crise financière de 2008 avec lucidité et intelligence. Mais il parle aussi de bien d'autres choses, comme des Cygnes Noirs. C'est ainsi qu'il appelle les événements imprévisibles...
Je vous engage à lire ce bel ouvrage.



Comment résister au plaisir de recueillir ici ces quelques extraits ?

Prologue, Platon et le polard (p.19)
Ce que j’appelle « platonicité », en référence aux idées (et à la personnalité) du philosophe Platon, c’est notre tendance à confondre la carte et le territoire, à nous concentrer sur des « formes » pures et clairement définies – qu’il s’agisse d’objets tels que les triangles ou de notions sociales comme les utopies (sociétés fondées en fonction de quelque plan de ce qui « a un sens », et même de nationalités. Lorsque ces idées et ces constructions mentales claires et nettes peuplent notre esprit, nous les privilégions par rapport à d’autres objets moins élégants, ceux dont la structure est plus désordonnée et moins souple (idée que je développerai tout au long de cet ouvrage).
La Platonicité est ce qui nous fait croire que nous comprenons plus de choses que ça n’est réellement le cas. Mais cela ne se produit pas partout. Je ne suis pas en train de dire que les formes platoniques n’existent pas. Les modèles et les constructions, ces cartes intellectuelles de la réalité, ne sont pas toujours erronées ; ils ne le sont que dans certaines applications. La difficulté réside en cela que a) l’on ne sait pas à l’avance (mais seulement après que le fait se soit produit) à quel endroit la carte est erronée, et que b) les erreurs peuvent être lourdes de conséquences. Ces modèles sont comparables à des médicaments potentiellement efficaces qui auraient des effets secondaires aléatoires mais très graves.
La fracture platonique est la frontière explosive où la tournure d’esprit platonique entre en contact avec le désordre de la réalité, où le fossé entre ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir se creuse dangereusement. Et c’est là que naît le Cygne Noir.


Chapitre 8
Le problème de Diagoras, (p.145)
Une autre erreur dans la façon dont nous comprenons les événements réside dans le problème de Diagoras. L’histoire nous cache à la fois les Cygnes Noirs et la capacité de les générer.
Histoires des dévots qui s’étaient noyés
Il y a plus de deux mille ans, l’orateur romain, auteur de belles lettres, penseurs, stoïcien, politicien manipulateur et gentilhomme (généralement) vertueux Marcus Tullius Cicéron raconta l’histoire suivante. On montra à un certain Diagoras, un athée, des tablettes peintes représentant des dévots qui avaient prié et survécu à un naufrage qui leur était arrivé ensuite. Sous-entendu : prier protège de la noyade. Diagoras demanda alors : « Où sont les portraits de ceux qui avaient prié et qui sont morts ? »
Parce qu’ils étaient morts, précisément, ces dévots-là auraient été bien en peine de promouvoir leur expérience depuis les fonds sous-marins. Cette histoire pourrait inciter un observateur lambda à croire aux miracles.
Voilà ce que nous appelons le problème de Diagoras ». L’idée est simple, et néanmoins puissante et universelle. Alors que la plupart des penseurs tentent d’éclipser ceux qui les ont précédés, Cicéron éclipse tous les penseurs empiriques, ou presque, qui lui ont succédé, jusqu’à une période très récente.
Plus tard, mon superhéros, l’essayiste Michel de Montaigne, ainsi que l’empiriste Francis Bacon, firent référence à cette idée dans leurs œuvres respectives en l’appliquant à la formulation des croyances erronées. « Il en va ainsi de toute superstition, qu’il s’agisse de l’astrologie, des rêves, des mauvais présages, des jugements divins, et ainsi de suite », écrivait Bacon dans son Novum Organum. Naturellement, le problème est qu’à moins de nous être enfoncé dans le crane de manière systématique ou d’être intégrées à notre mode de pensée, ces grandes observations s’effacent rapidement de notre mémoire.
Le problème de Diagoras concerne tout ce qui est lié à la notion d’histoire. Par « histoire », je n’entends pas seulement ces ouvrages érudits-mais-assomants que l’on trouve au rayon concerné des librairies (avec des couvertures ornées d’un tableau de la Renaissance pour attirer les clients). L’histoire, je le répète, c’est toute une succession d’événements vus avec l’effet de la postérité.
Ce biais s’étend à l’attribution de causes au succès des idées et des religions, à l’illusion de la compétence dans nombre de professions, au succès d’activités artistiques, au débat sur l’inné et l’acquis, aux erreurs commises dans l’utilisation de preuves devant un tribunal, aux illusions sur la « logique » de l’histoire – et bien sûr, et avec le plus d’acuité, à notre perception de la nature des événements extrêmes.


L’erreur de narration
Un peu plus de dopamine (p.105)
Outre l’histoire de l’interprète cerveau gauche, nous avons d’autres preuves physiologiques de cette quête de formes ancrées en nous ; ce, parce qu’aujourd’hui, nous connaissons mieux le rôle des neurotransmetteurs, ces substances biochimiques qui transmettent les signaux à des endroits différents du cerveau. Il apparait que la perception des formes augmente avec la concentration de la dopamine chimique dans le cerveau. En outre, la dopamine régule l’humeur et fournit au cerveau un système de gratification interne (sans surprise, on la trouve en concentrations légèrement plus élevées dans l’hémisphère gauche que dans l’hémisphère droit des droitiers). Il s’avère qu’une concentration plus élevée de dopamine diminue le scepticisme et accroît la propension à détecter les formes ; une piqure de L-Dopa, substance utilisée pour traiter les patients atteints de la maladie de Parkinson, semble augmenter ces tendances et diminuer la suspension de la croyance. La personne devient alors sujette à toutes sortes de tocades telles que l’astrologie, les superstitions, l’économie et la lecture du tarot.
Une fois encore, je précise au lecteur que je ne me focalise pas sur la dopamine en tant que raison de notre surinterprétation ; je cherche plutôt à montrer qu’il existe une corrélation physique et neurale à cette opération et que notre esprit est en grande partie victime de notre incarnation physique. A moins de parvenir à tromper la vigilance du corps, notre esprit est pareil à un détenu, captif de notre biologie ; c’est noter manque de contrôle sur ces déductions que je souligne. Demain, quelqu’un peut découvrir un autre fondement organique ou chimique à notre perception des formes, ou contrer ce que j’ai dit de l’interprète cerveau gauche en montrant le rôle joué par une structure plus complexe ; mais cela n’annulerait pas l’idée que la perception de la causation a un fondement biologique.


dimanche 11 octobre 2009

Jean-Pierre Changeux : L’homme neuronal


Jean-Pierre Changeux : L’homme neuronal (collection Pluriel)
Ce livre est paru en 1983.


La découverte des neurosciences fut un véritable choc pour moi. Difficile de continuer à « penser en rond » la philosophie ou la psychologie après avoir lu ce formidable livre !
Je ne pouvais donc faire autrement que d’en rapporter ici deux extraits que je n’ai pas choisis au hasard. Ils ne sont pas très faciles à lire, mais ils donnent un bon aperçu du contenu savant de ce livre.
Le dernier livre de Jean-Pierre Changeux, « Du Vrai, du Beau, du Bien » est paru en novembre 2008. (Je viens de l’offrir à mon ami Laurent pour son anniversaire). Je ne peux que vous conseiller sa lecture. Vous en trouverez une brillante critique par le lien situé à la fin de second extrait.

Voir les objets mentaux (p.202 à 204)

Les émotions se propagent d’un individu à l’autre par les mouvements du visage ou par des attitudes corporelles. Le contenu conceptuel ou imagé de cette communication reste néanmoins limité. Il n’existe pas de « télé-vision » entre individus qui renverrait directement les images mentales ou concepts d’un cerveau à l’autre. La transmission des objets mentaux passe le plus souvent par la symbolique des signes du langage, système de codage lourd et encombrant qui véhicule tant bien que mal le « langage de la pensée ».
L’organisation du cortex reflète cette difficile tâche de communiquer les objets mentaux d’un individu à l’autre avec les moyens dont ils disposent : bouche, oreilles, mains, yeux. Nous savons déjà que l’hémisphère gauche contient les représentations du langage parlé (chapitre V), mais comme l’écrivait Jackson dès 1868, « les deux cerveaux ne peuvent pas être simplement en double ». Les patients ayant une aphasie de Broca chantent parfaitement bien, mais des lésions de l’hémisphère droit ont été décrites chez des musiciens professionnels qui entrainent une perte de l’aptitude à percevoir et produire de la musique. Les lésions du même hémisphère s’accompagnent aussi de déficits majeurs dans la performance des tests d’imagerie mentale tels que ceux décrits au début de ce chapitre.
La spécialisation de chaque hémisphère dans des tâches de communications différentes est également illustrée par les célèbres recherches de Sperry sur des sujets ayant subi une section du faisceau de fibres ou corps calleux qui réunit les deux hémisphères. Après l’opération, chacun des deux hémisphères reste réuni aux organes des sens, mais, du fait du croisement des nerfs optiques, l’hémisphère droit « verra » avec l’œil gauche et l’hémisphère gauche avec l’œil droit. On pourra donc communiquer séparément avec chaque hémisphère. Sperry demande à N.G., mère de famille californienne, de lui parler de ce qu’elle voit sur un écran divisé verticalement en deux et sur lequel on projette des images différentes à droite et à gauche. Il lui demande de fixer un point situé au centre de l’écran, puis l’image d’une tasse de thé lui est présentée à droite ; elle répond : « j’ai vu une tasse ». Une cuiller apparait ensuite sur l’écran à gauche. On lui demande ce qu’elle a vu : « rien », dit-elle. Cependant, avec sa main gauche, elle choisit une cuiller parmi d’autres ustensiles pour désigner ce qu’elle a vu. On lui demande alors de désigner verbalement ce qu’elle tient : « un crayon », dit-elle. Le dialogue se poursuit. Une photographie de femme nue lui est maintenant présentée à gauche. Elle rougit un peu, puis se met à rire en cachant sa bouche. « Qu’avez-vous vu ? » demande Sperry. « Un éclair de lumière », répond-elle. « Alors pourquoi riez-vous ? » - Ah, Docteur, vous avez une de ces machines !... La patiente est capable de nommer verbalement un objet comme la tasse, présentée sur l’hémisphère gauche, (par le canal de l’œil droit) ; elle ne peut le faire pour l’image qui accède seulement à l’hémisphère droit. Cependant elle reconnait la cuiller et réagit par un changement apparent d’état émotionnel à la photo de nu féminin. L’hémisphère droit analyse et produit préférentiellement des images, alors que l’hémisphère gauche se spécialise dans des opérations à la fois verbales et « abstraites ».
Revenons aux considérations théoriques présentées en début de chapitre. Ces résultats suggèrent que les objets mentaux à composante réaliste, comme des images, mobilisent de préférence des neurones de l’hémisphère droit, tandis que ceux à contenu plus verbal ou abstrait, les concepts, recrutent plutôt des neurones de l’hémisphère gauche. Il ne s’agit cependant que d’un « dosage », car chacun des deux hémisphères possède des aires sensorielles fonctionnelles (par exemple, les aires visuelles des deux hémisphères contribuent à la fois à la vision d’un objet dans l’espace et à la formation d’un concept spatial). Les assemblées coopératives de neurones doivent donc chevaucher sur chacun des deux hémisphères : elles en ont la possibilité par le canal de 200 millions de fibres du corps calleux. L’incessant va-et-vient percept-concept correspondra alors à l’oscillation de la balance droite-gauche. Ce recrutement de masses de neurones actifs s’accompagnera, pour la « logique » des enchainements et pour leur charge émotionnelle, de « mouvements » dans une autre direction : par la mise à contribution des lobes frontaux, les assemblées de neurones actifs évolueront alternativement d’avant en arrière.
Ces mouvements d’activités d’ensembles importants de neurones ne sont pas purement « imaginaires » ! Des progrès récents de la technique d’exploration cérébrale, aux conséquences encore incalculables, permettent déjà de les voir à travers la paroi du crâne.

Anthropogénie
Le « phénomène humain » reconsidéré (p.330 et 331)

Avec le progrès des connaissances en neurobiologie, en génétique moléculaire et en paléontologie, les dimensions du « phénomène humain » perdent leur caractère de prodige. De la souris à l’homme, le cortex cérébral se compose des mêmes catégories cellulaires, des mêmes circuits élémentaires (chapitre II). La surface du cortex progressivement s’accroit et, avec elle, le nombre de cellules nerveuses et de leurs connexions. Bien entendu, entrées et sorties du cortex suivent cette évolution, de même que les échangent entre les diverses parcelles de territoire cortical. Cette continuité de l’évolution anatomique de l’encéphale s’accompagne d’une au moins égale continuité dans l’évolution du génome. Celui-ci varie même beaucoup moins que celui-là. Le paradoxe d’un accroissement de complexité cérébrale à stock de gènes constant trouve enfin un début d’explication.
D’une part, des mutations ou remaniements chromosomiques discrets portant sur des gènes de communication embryonnaire peuvent rendre compte simplement de l’accroissement du nombre de neurones corticaux, de la poussée de branches additionnelles axonales et dendritiques. L’intervention d’une épigénèse active par stabilisation sélective introduit une diversité nouvelle dans une organisation qui, sans cela, deviendrait redondante. Une ouverture sur le monde extérieur compense le relâchement d’un déterminisme purement interne. L’interaction avec l’environnement contribue désormais au déploiement d’une organisation neurale toujours plus complexe en dépit d’une mince évolution du patrimoine génétique. Cette structuration sélective de l’encéphale par l’environnement se renouvelle à chaque génération. Elle s’effectue dans des délais exceptionnellement brefs par rapport aux temps géologiques au cours desquels le génome évolue. L’épigénèse par stabilisation sélective économise du temps. Le darwinisme des synapses prend le relais du darwinisme des gènes.
Les mécanismes génétiques qui sont intervenus dans cette « poussée évolutive » resteront vraisemblablement longtemps hors d’atteinte. Les transitions des pré-Australopithèques aux Australopithèques, de ceux-ci aux premiers Homo habilis, se sont-elles produites dans le temps, de manière abrupte ou « ponctuées » ? Au contraire, des passages graduels avec hybridation féconde entre groupes génétiquement hétérogènes ont-ils eu lieu entre Homo erectus et Homo sapiens ou entre l’homme de Neandertal et l’homme moderne ? On aimerait disposer d’une réponse précise. L’aura-t-on jamais ?
Une des plus-values de la divergence évolutive qui mène à l’Homo sapiens est, bien entendu, l’élargissement des capacités d’adaptation de l’encéphale à son environnement, accompagné d’un manifeste accroissement des performances à engendrer des objets mentaux et à les recombiner. La pensée se développe, la communication entre individus s’enrichit. Le lien social s’intensifie et, pendant la période qui suit la naissance, marque le cerveau de chaque sujet d’une empreinte originale et largement indélébile. A la « différence » des gènes se superpose une variabilité individuelle – épigénétique – de l’organisation des neurones et de leurs synapses. La « singularité » des neurones recoupe l’hétérogénéité des gènes et marque chaque encéphale humain des traits propres à l’environnement particulier dans lequel il s’est développé.


Par le lien suivant, vous trouverez une intéressante critique de dernier livre de Jean Pierre Changeux, « Du Vrai, du Beau, du Bien » : http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2009/01/pour-une-critiq.html

Attention ! Ne jamais laisser passer un mot que l’on ne connait pas ! Si le cas se présente, vite un dictionnaire ! ou bien Google !
Voici 2 exemples :

mardi 6 octobre 2009

Spinoza : Ethique, (introduction au déterminisme)


Spinoza et le déterminisme.

Les deux citations ci-dessous servent d’introduction au chapitre IX "Le cerveau représentation du monde" du livre de Jean Pierre Changeux "L’homme neuronal".








Spinoza : Ethique, I (p.44)
« Les hommes jugent les choses suivant la disposition de leur cerveau.»

Ethique, III (p.109)

« L’expérience et la raison sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libre qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions et non pas des causes qui les déterminent. »



lundi 5 octobre 2009

Pascal Boyer : L'homme créa les dieux










Pascal Boyer

Anthropologue, directeur de recherches au CNRS.

Il faut absolument acheter ce livre, si l'on veut commencer à comprendre quelques-uns des principaux rouages qui nous animent !

    Pascal Boyer explique intelligemment comment notre esprit fonctionne et comment les hommes ont créé leurs dieux.
Il ne s'agit pas d'un réquisitoire hargneux contre les religions. L'auteur explique simplement pourquoi celles-ci résultent presque "naturellement" du principe de fonctionnement de notre esprit. Ce principe résulte de notre évolution, raison pour laquelle Richard Dawkins cite Pascal Boyer dans son fameux livre "Pour en finir avec Dieu".
Rien ne sert donc d'aboyer en vain contre les antiques caravanes des religions. Celles-ci sont des mirages inhérents de notre mode de pensée. Une sorte de "bug" dans notre programme, ou un ''économiseur de pensée''...


En voici quelques extraits :

La question des origines (p.30 à 33)
(Où il est question des inférences)

L’esprit ne s’efforce pas de tout expliquer et n’utilise pas n’importe quelle information pour expliquer n’importe quoi. Nous n’essayons pas de déchiffrer des états émotionnels chez la balle de tennis. Nous ne supposons pas spontanément que nos plantes sont mortes de douleur. Nous n’imaginons pas que l’animal a fait un bond parce que le vent le poussait. Nous réservons les causes physiques aux événements mécaniques, les causes biologiques à la croissance et au déclin, et les causes psychologiques aux émotions et aux comportements.
L’esprit ne fonctionne donc pas comme une machine à « passer en revue tous les faits pour leur trouver une explication générale ». Il se compose d’un grand nombre de dispositifs d’explication spécialisés, plus précisément nommé système d’inférence, dont chacun est adapté à certains types d’événements précis et suggère automatiquement des explications à leur propos. Chaque fois que nous émettons une explication pour un fait (« la vitre s’est cassée parce qu’une balle de tennis l’a heurtée » ; « Mme Durand est furieuse que les enfants aient cassé la vitre », etc.) nous utilisons un système d’inférence particulier. Or ces systèmes opèrent si rapidement que nous n’avons pas conscience de leur fonctionnement. De fait, il serait fastidieux de décrire la façon dont ils contribuent à nos explications de chaque instant (exemple : « Mme Durand est furieuse et la colère est causée par des événements déplaisants dus à de tierces personnes et la colère est dirigée contre ces personnes et Mme Durand sait que des enfants jouaient près de chez elle et elle pense que les enfants savaient qu’une balle de tennis risque de casser un carreau et… »). Notre cerveau déroule automatiquement ce type d’enchainement et seules ses conclusions sont proposées à la sagacité de la conscience.
...
La façon dont fonctionnent nos systèmes d’inférence ordinaires explique bien des aspects de la pensée humaine, y compris la pensée religieuse. Mais – et c’est le point le plus important – le fonctionnement des systèmes d’inférence ne peut pas être observé par introspection. Le philosophe Daniel Dennet parle de « théâtre cartésien » pour décrire cette inévitable illusion que tout ce qui se produit dans notre cerveau est de la pensée consciente, délibérée, et du raisonnement sur cette pensée. Mais il se passe beaucoup de choses derrière cette scène cartésienne, dans un sous-sol mental que seuls les outils des sciences cognitives nous permettent de décrire. Cela est évident lorsqu’on songe à des processus comme le contrôle moteur : le fait que mon bras s’élève effectivement quand je décide de le lever prouve que, dans mon cerveau, un système compliqué donne des ordres aux différents muscles. On a beaucoup plus de mal à admettre que des systèmes tout aussi complexes travaillent en coulisse pour produire des pensées aussi courantes que : « Mme Durand est furieuse parce que les enfants ont cassé la vitre » ou « les ancêtres vont te punir si tu profanes leur sanctuaire ». C’est pourtant le cas. Le travail inconscient explique bien des choses concernant la religion. Il explique pourquoi certains concepts, comme celui de personnes invisibles portant un grand intérêt à notre conduite, sont répandus dans le monde entier, tandis que d’autres concepts religieux possibles sont très rares. Il explique aussi pourquoi ces concepts sont aussi persuasifs, comme nous allons le voir maintenant.

 


Machines à penser
Dynamiques de coalitions (p. 181)

Les gens forment spontanément des groupes ou un certain degré de confiance permet de coopérer et d’en retirer des bénéfices mutuels. Le biologiste Matt Ridley a forgé le mot « groupisme » pour décrire la tendance humaine à former des groupes. Les conflits ethniques mais aussi des phénomènes sociaux plus anodins comme les modes, les coalitions d’élèves dans les écoles, d’employés dans les bureaux, etc., illustrent la force de cette propension.
Une coalition est une forme très particulière d’association. Il ne suffit pas d’avoir le même but pour former une coalition ; vous et moi pouvons souhaiter que nos rues soient plus propres sans former une coalition pour autant. Il ne suffit même pas que des gens coopèrent pour atteindre un but commun. Par exemple, les ouvriers doivent coordonner leur travail pour produire des objets manufacturés, mais ils ne sont pas coalisés. Une coalition suppose une activité à laquelle on peut s’associer volontairement, où la défection est possible, où la coopération conduit à des bénéfices et où l’on est pénalisé si l’on coopère lorsque d’autres font défection.
L’action concertée permet de retirer d’importants bénéfices tant que le groupe reste soudé. Mais dans certaines situations on peut trouver plus profitable de se retirer à un moment délicat. Votre partenaire de chasse vous mettra en danger s’il se sauve au moment précis où il doit tirer. Votre complice dans une conspiration de bureau peut vous dénoncer pour se faire bien voir du patron. Il n’y a pas de garantie absolue que vos partenaires ne vont pas se montrer trop bavards, s’enfuir ou, plus généralement, vous trahir. C’est pourquoi si peu d’espèces forment des coalitions (les chimpanzés et les dauphins nouent des alliances mais pas aussi vastes et aussi stables que les humains). Les coalitions demandent un travail compliqué et donc des capacités mentales spécifiques pour effectuer ce travail de façon intuitive, automatique.

Pourquoi croit-on ? (p. 468)

Les concepts religieux, je l’ai déjà dit, mobilisent les ressources de systèmes mentaux qui seraient là, religion ou pas. C’est pourquoi la religion est une chose probable. Etant donné les dispositions de notre cerveau, le fait que nous vivons en groupes, la façon dont nous communiquons avec les autres et dont nous produisons des inférences il est très probable que l’on trouvera dans tous les groupes humains des représentations religieuses de la forme décrite jusqu’ici, dont les détails superficiels sont propres à chaque groupe en particulier.
En revanche, comme le souligne le biologiste Lewis Wolpert, l’activité scientifique est tout à fait « contre nature » au vu de nos dispositions cognitives. En effet, bon nombre des systèmes d’inférence que j’ai décrits sont fondés sur des suppositions scientifiques fausses. C’est pourquoi l’acquisition de connaissances scientifiques est généralement plus difficile que celle de représentations religieuses.
Ce n’est pas seulement le divorce d’avec nos intuitions spontanées qui fait de la collecte d’informations scientifiques une activité particulière, c’est aussi le type particulier de communication qu’elle requiert ; autrement dit, ce n’est pas seulement le mode de fonctionnement d’un cerveau qui est spécial, mais aussi la manière dont d’autres cerveaux réagissent à l’information communiquée. Le progrès scientifique est dû à une forme très étrange d’interaction sociale, où certains de nos systèmes de motivation (comme le désir de réduire l’incertitude, d’impressionner les autres, d’améliorer son statut mais aussi l’attrait esthétique de l’ingéniosité) sont mobilisés dans des buts très différents de ceux qui ont présidé à leur évolution. Autrement dit, l’activité scientifique est, tant sur le plan cognitif que sur le plan social, très improbable. Cela explique pourquoi elle ne s’est développée que dans un nombre limité de pays, chez un nombre limité de gens, pendant une infime partie de l’histoire humaine. A partir d’arguments semblables, le philosophe Robert McCauley conclut que la science est aussi « anti-naturelle » pour l’esprit humain que la religion lui est « naturelle ».



Mise à jour du 17/10/2020 :

Lisez absolument le prodigieux Sapiens, l'ouvrage génial de l'historien Yuval Noah Harari !

En voici un extrait : 

"Les Sapiens dominent le monde parce qu’ils sont les seuls animaux capables de coopérer efficacement avec un grand nombre de leurs semblables. Nous pouvons créer de vastes programmes et réseaux de coopération qui vont permettre à des milliers et des millions de parfaits inconnus de travailler ensemble à la réalisation d’un objectif commun. Pris individuellement ou collectivement, aussi embarrassant que cela puisse être, nous les humains, nous sommes très similaires aux chimpanzés. Toute tentative de comprendre notre rôle dans l’univers se fondant sur l’étude de nos cerveaux, de nos corps, de nos relations familiales, est vouée à l’échec. La réelle différence entre les chimpanzés et nous est ce mystérieux lien qui permet aux humains de coopérer efficacement.

Ce mystérieux lien s’explique par des histoires partagées et non par des gènes communs. Nous coopérons efficacement avec nos semblables, quand bien même ils nous seraient étrangers, parce que nous croyons ensemble à des choses comme les dieux, les nations, l’argent et les droits de l’homme. Et pourtant aucune de ces choses n’existent indépendamment des histoires que les hommes inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas plus que de nations, que d’argent, ou que de droits de l’homme — si ce n’est dans l’imagination commune des êtres humains. Vous ne pourrez jamais convaincre un chimpanzé de vous donner une banane en lui promettant qu’après sa mort, il pourra manger une infinité de bananes au paradis des chimpanzés. Seuls les Sapiens sont capables de croire à ce genre d’histoires. Voilà pourquoi nous sommes les maîtres du monde tandis que les chimpanzés sont enfermés dans des zoos et des laboratoires de recherche."


vendredi 2 octobre 2009

Friedrich Nietzsche : L'apparition de la conscience


Le gai savoir !

Quand vous aurez lu cet extrait décrivant l'apparition de la conscience chez l'homme, vous comprendrez pourquoi Freud refusait de lire Nietzsche, afin de ne pas être influencé...

Ce texte est extrait de son livre "Le gai savoir" (GF Flammarion)

Cinquième livre

Nous, sans peur
...

La conscience en général ne s’est développée que sous la pression du besoin de communication, - elle ne fut dès le début nécessaire, utile, que d’homme à homme (en particulier entre celui qui commande et celui qui obéit), et elle ne s’est également développée qu’en rapport avec le degré de cette utilité. La conscience n’est proprement qu’un réseau de relations d’homme à homme, - et c’est seulement en tant que telle qu’elle a dû se développer : l’homme érémitique et prédateur n’aurait pas eu besoin d’elle. Le fait que nos actions, nos pensées, nos sentiments, nos besoins, nos mouvements pénètrent notre conscience – au moins en partie -, c’est la conséquence d’un « il faut » ayant exercé sur l’homme une autorité terrible et prolongée : il avait besoin, étant l’animal le plus exposé au danger, d’aide, de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu’il sache exprimer sa détresse, se faire comprendre – et pour cela, il avait d’abord besoin de « conscience », même, donc, pour « savoir » ce qui lui manque, pour « savoir » ce qu’il éprouve, pour « savoir » ce qu’il pense. Car pour le dire encore une fois : l’homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : - car seule cette pensée consciente advient sous forme de mots, c’est à dire de signes de communication, ce qui révèle la provenance de la conscience elle-même. Pour le dire d’un mot, le développement de la langue et le développement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement de la prise de conscience de la raison) vont main dans la main. Que l’on ajoute qu’il n’y a pas que le langage qui serve à jeter un pont d’homme à homme, mais aussi le regard, la pression, le geste ; la prise de conscience en nous-mêmes de nos impressions sensorielles, la force de pouvoir les fixer et en quelque sorte de les poser en dehors de nous s’est accrue à raison de l’augmentation du besoin de les transmettre à d’autres au moyen de signes. L’homme qui invente des signes est du même coup l’homme dont la conscience de soi devient la plus pénétrante ; c’est seulement en tant qu’animal social que l’homme a appris à prendre conscience de lui-même, - il le fait encore, il le fait toujours d’avantage. - Ma pensée est, comme on le voit : que la conscience n’appartient pas proprement à l’existence individuelle de l’homme, bien plutôt à ce qui en lui est nature communautaire et grégaire ; qu’elle ne s’est également développée avec finesse, ce qui en est la conséquence, qu’en rapport à l’utilité communautaire et grégaire, et que par conséquent chacun de nous, en dépit de toute sa volonté de se comprendre lui-même de manière aussi individuelle que possible, de « se connaître soi-même », ne prendra jamais conscience précisément que du non-individuel en lui, de sa « moyenne », - que notre pensée même est continuellement, en quelque sorte, mise en minorité par le caractère de la conscience – par le « génie de l’espèce » qui commande en elle – et se voit retraduite dans les perspectives du troupeau. Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, - que tout ce qui devient conscient devient par la même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation.
...

 


Friedrich Nietzsche : Par-delà bien et mal, morceaux choisis


Friedrich Nietzsche,
Voici encore quelques extraits de son livre "Par-delà bien et mal"
Choisis au hasard ?


Des préjugés des philosophes,

5.

Qu’est-ce qui nous pousse à considérer tous les philosophes d’un œil à demi méfiant, à demi ironique ? Ce n’est pas leur innocence, bien qu’elle transparaisse à tout moment, les erreurs dans lesquelles ils tombent et se fourvoient su fréquemment et si vite, en un mot leurs enfantillages et leur puérilité, - c’est leur manque de probité lorsque tous en chœur, ils élèvent une grande clameur vertueuse pour peu que l’on touche, même indirectement, au problème de la sincérité. Ils se donnent tous pour des gens qui se seraient haussés jusqu’à leurs opinions propres par l’exercice spontané d’une dialectique froide, pure et divinement sereine (à l’inverse des mystiques de tout ordre, qui sont plus honnêtes et plus grossiers, et parlent de leur « inspiration »), alors qu’ils ne font que défendre, avec des arguments découverts après coup, quelque thèse arbitraire, quelque idée gratuite, une « intuition » quelconque, ou encore, le plus souvent, quelque vœu de leur cœur, qu’ils ont fait passer préalablement au crible de leur abstraction. Ce sont tous des avocats sans le savoir, et par surcroit des avocats de leurs préjugés, qu’ils baptises « vérités » ; ils sont très éloignés de ce courage de la conscience qui s’avoue ce qu’il est, très éloignés de ce bon goût du courage qui donne à comprendre ce qu’il en est, soit pour prévenir un ami ou un ennemi, soit par générosité et pour se moquer de soi.
6.

Peu à peu j’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour : la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels ; de même, j’ai reconnu que les intentions morales (ou immorales) constituaient le germe proprement dit de toute philosophie. De fait, si l’on veut comprendre ce qui a donné le jour aux affirmations métaphysiques les plus transcendantales d’un philosophe, on fera bien (et sagement) de se demander au préalable : à quelle morale veulent-elles (ou veut-il) en venir ? C’est pourquoi je ne crois pas que l’ « instinct de la connaissance » soit le père de la philosophie, mais qu’un autre instinct, ici comme ailleurs, s’est servi de la connaissance (et de la méconnaissance) comme d’un simple instrument.

L’esprit libre
25.

…Ecartez-vous plutôt, fuyez dans des retraites ! Et portez des masques, usez de ruses pour passer inaperçus, ou pour vous faire craindre un peu. Et n’oubliez pas le jardin, je vous prie, le jardin aux grilles dorées. Et entourez-vous d’hommes qui soient comme un jardin, ou comme une musique sur l’eau quand le soir tombe et que le jour n’est plus qu’un souvenir. Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, capricieuse et légère, celle qui vous accorde aussi le droit de rester bons en quelque manière.

Le phénomène religieux
59.
Celui qui a jeté un regard pénétrant sur les choses devine sans peine quelle sagesse il y a dans la superficialité des humains. C’est leur instinct de conservation qui leur apprend à être inconstant, légers et faux. On rencontre ça et là, chez les philosophes aussi bien que chez les artistes, le culte passionné et excessif des « formes pures » ; ne doutons pas que ceux qui ont un tel besoin d’adorer la surface ont fait une fois ou l’autre une tentative malheureuse pour aller au-dessous. Peut-être même existe-t-il une hiérarchie parmi ces enfants dévoyés, les artistes-nés, dont tout le goût qu’ils conservent pour la vie se réduit à leur intention d’en fausser l’image (comme s’ils voulaient se venger obstinément de l’existence) ; on pourrait mesurer leur dégoût de la vie au degré de fausseté qu’ils souhaitent conférer à cette image, à la manière dont ils l’épurent, la spiritualisent, la divinisent ; on pourraient ranger les homines religiosi parmi les artistes, dont ils constitueraient l’expression suprême. C’est la crainte profonde et soupçonneuse de tomber dans un pessimisme incurable qui a contraint des millénaires entiers à s’enferrer dans une interprétation religieuse de l’existence : la crainte de cet instinct qui pressent qu’il pourrait posséder trop tôt la vérité, avant que l’homme soit devenu assez fort, assez dur, assez artiste… Ainsi considérée, la pitié, la « vie en Dieu », apparaît comme le dernier et le plus subtil produit de la peur de la vérité : dévotion et ivresse d’artiste en présence de la plus systématique de toutes les falsifications, volonté d’inverser le vrai, de voir à tout prix le non-vrai. Peut-être la pitié a-t-elle été jusqu’ici le moyen le plus efficace d’embellir l’homme : à travers elle il peut si bien devenir art, surface, harmonie, bonté, qu’on ne souffre plus de son aspect. –

 


Qu’est-ce qui est aristocratique ?

270.
… La souffrance profonde ennoblit ; elle isole. Un des déguisements les plus subtils est l’épicurisme et un certain courage ostentatoire qui prend la souffrance avec légèreté et se défend contre tout ce qui triste et profond. Il est des « hommes joyeux » qui se servent de leur gaieté pour qu’on les comprenne mal : ils veulent être mal compris. Il est des « esprits scientifiques » qui se servent de la science parce qu’elle donne une apparence de sérénité et que l’esprit scientifique permet de conclure que celui qui en fait profession est un homme superficiel : ces hommes veulent induire les autres à une conclusion erronée. Il est des esprits libres et insolents qui voudraient cacher et nier qu’ils sont des cœurs brisés, fiers et incurablement blessés ; la bouffonnerie elle-même est quelquefois le masque d’un savoir douloureux et trop lucide. D’où il suit qu’on fera preuve de délicatesse en respectant « le masque » et en n’allant pas faire preuve de la psychologie et placer sa curiosité au mauvais endroit.



jeudi 1 octobre 2009

Michel Adam : Essai sur la bêtise


Disparu en 2007, Michel Adam était connu comme étant le dernier des moralistes. (Pas de panique, ce n'est pas ce que vous croyez !)


Son essai sur la bêtise, paru aux éditions de La Table Ronde est un petit bijou d'intelligence et d'humanité.

Impossible de résister au plaisir de vous faire découvrir ici quelques longs extraits, et je vous recommande de l'acheter et de le lire !

Il commence par cette citation de Gustave Flaubert :

"Voilà la vraie immoralité : l'ignorance et la bêtise ; le diable n'est pas autre chose. Il se nomme Légion."


Extrait du chapitre 1er ''Prolégomènes'' (Longue préface qui détaille les notions nécessaires à la compréhension du sujet qui se trouve traité dans le livre)


La bêtise est un problème social aussi parce que la possibilité de délimiter la bêtise est mouvante dans les différents groupes, selon leurs normes propres. Demandons-nous donc pourquoi tel groupe est plus exigeant qu’un autre et ce que peut être le critère utilisé. Il faut d’abord se référer à une donnée très élémentaire de la sociologie : la participation d’un individu à un groupe est liée à un sentiment sous-jacent de culpabilité. En s’intégrant à un groupe, on suppose que ses semblables seront tels que nous n’y seront jugés coupable de rien ; et à partir de ce groupe, principe d’orthodoxie, nous pourrons accuser d’hérésie ceux qui participent aux autres groupes. C’est donc dire que la bêtise sera, par principe, ailleurs.

Extrait du chapitre II ''Les fonctions psychologiques''


La raison est nécessaire parce que les bonnes intentions de la pensée ne sont pas suffisantes. Le désir de la vérité ne débouche pas sur l’établissement d’une vérité ; il faut le contrôle permanent de l’esprit critique. La fonction de la raison est ainsi négative ; elle doit empêcher l’esprit de « déraisonner », c'est-à-dire de s’abandonner à la logique des passions, à la facilité d’une affectivité superficielle, à l’exotisme de l’imagination. La raison nous engage dans une surveillance continue de nous-mêmes. Elle vaut d’abord par ce qu’elle empêche. Le raisonnement correct s’obtient par le refus des possibilités fallacieuses, de même que la statue se fait par le rejet de la masse inutile. Se servir de sa raison est disposer d’un esprit attentif et critique. A l’inverse, déraisonner sera s’abandonner au rêve, à la frivolité, à la pseudo-logique, trouver satisfaction dans ses fantasmes, au lieu de s’appliquer à une pensée qui vaudra parce qu’elle a été constituée et non simplement acceptée. Ainsi on déraisonne parce que la pensée se déroule sans que l’effort critique s’y applique. La sottise, encore une fois, n’est que le déroulement d’une pensée, mais dans son rapport à la personnalité même.


Extrait du chapitre IV ''Ce que penser veut dire''


Ce qui manque au sot, c’est l’aptitude à la délibération envers lui, la capacité de suspendre sa propre pensée. Dans l’affirmation de toute pensée, il y a une alternative, celle du vrai et du faux. Toute expression sera ambiguë, au sens où celle-ci sera plus ou moins vérace. Or le sot paraît être insensible à cette ambiguïté. Il s’engage dans une énonciation qui pour lui ne fait en rien problème. Une pensée droite est une pensée qui accepte de douter pour se rectifier. Le sot ne soupçonne pas qu’il a besoin d’un minimum de sagacité pour affirmer sa pensée. Le maniement de la pensée est pour lui un problème technique et non une question axiologique. Dans l’absolu d’une pensée qui parait se suffire à elle-même, le sot ne songera pas un instant qu’il la formulera dans la contingence du temps et de la société et que cela pourrait demander réflexion.
Le doute n’a ainsi de sens que pour l’homme qui est assez fort pour se mettre en état d’infériorité. Pour pouvoir s’interroger sur la valeur de ses connaissances, il faut accepter de les perdre comme telles. Au moment où l’esprit devient vivant, le contenu de cet esprit semble échapper et il faut chercher des connaissances que l’on ne possède pas encore. Le doute est ainsi l’expérience de l’absence, de l’incertitude. L’homme dubitant doit s’accepter comme être fini, abandonné à ses propres initiatives. Le doute exige une force d’âme qui est la présence virtuelle en moi de la liberté et qui prend l’aspect concret de l’aventure puisqu’on ne sait pas de quoi les lendemains de l’esprit seront faits. Il faut accepter de se situer par rapport à ce que l’on veut, au-delà de ce que l’on « savait ». Et il faut affronter comme possibilité le désespoir, si rien ne vient compenser ce que l’on fait tomber dans le doute. Même si le doute est conduit méthodiquement, ne débouchant sur rien, il ne peut qu’accroitre le trouble de l’esprit. L’homme du doute doit s’affirmer dans son individualité ; il est l’homme de la volonté et du devenir de la pensée. Il est celui qui refuse toutes les aliénations et les facilités. Est-il besoin de redire que le sot ne peut courir tous ces risques, et plus pour des raisons psychologiques que pour des raisons intellectuelles ?

Extrait de la conclusion ''La paille et la poutre''


La compagnie des sots est une épreuve épuisante pour l’esprit de ceux qui sont amenés à vivre avec eux. D’autant plus épuisants que parfois pour des raisons de travail, ou pire encore pour des raisons familiales, le contact ne peut être évité. Le caractère de cette épreuve est qu’elle est continue. Il ne s’agit plus pour les compagnons du sot de penser bien, mais d’aimer aussi les ennemis de sa pensée. Or les ennemis peuvent être repoussés, les méchants être convaincus de méchanceté ; il est pratiquement impossible de prouver au sot qu’il est sot. Si la méchanceté peut s’atténuer, si le méchant peut se lasser de l’être, le sot ne sera satisfait que dans et par sa bêtise. Ceci fait parfois préférer la compagnie d’un méchant à celle d’un sot. On prête à Anatole France cette formule selon laquelle « un méchant se repose quelquefois, le sot jamais ». Il y aura donc une stratégie sociale devant le problème de la bêtise dont nous allons chercher le processus.
L’imbécile est toujours l’autre ; cela veut dire que la bêtise est un spectacle, qu’elle est objectivable, qu’elle est un problème du monde et non un thème de réflexion personnelle pour une personne se demandant en quoi les valeurs humaines la concernent. Dans le monde de l’opinion, dont le principe est la pluralité des « idées », on évite de parler de bêtise ; cela pourrait faire réfléchir. M. de Montherlant raconte qu’on a fait sauter de l’un de ses articles la phrase de Schiller : « Les dieux eux-mêmes combattent vainement la bêtise ». Les lecteurs auraient pu se demander s’ils n’étaient pas visés. Ce qui était le plus à craindre était qu’ils prennent la formule comme une insulte et non comme un thème de réflexion personnelle, ce qui aurait été le commencement possible de la sagesse. On préfère endormir le lecteur avec des mots anodins qui évitent de penser. La bêtise n’apparaît pas comme une faute parce que l’esprit n’a pas bonne réputation mondaine ; la vie en société exige la compromission, le manque de personnalité, les paroles sans importance. Il ne faut pas que la bêtise soit une faute pour que la médiocrité sociale puisse satisfaire ceux qui en profitent, qui en vivent. Il vaut mieux admirer leur sens des affaires…

Extrait de l'appendice ''Bêtise et méchanceté''


« Ne touchez pas aux imbéciles !... Pour déchainer la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. » Alors que la pensée est ce mouvement qui se dépasse sans cesse lui-même, le sot ignore le dépassement. Aussi lorsque sa pensée bute sur une contradiction, il lui semble préférable de l’ignorer. Il devient donc agressif lorsqu’on lui présente cette contradiction qu’il s’est efforcé de néantiser. L’affrontement de la contradiction cause une tension de l’esprit, donc un minimum de dérangement, ce que le sot redoute avant tout ; ceci explique donc la façon violente avec laquelle il réagira.